Les mercredis, c’était jaune tournesol et ça sentait les châtaignes. Cassandre aimait particulièrement les mercredis. Il avait une véritable passion pour le mois d’octobre et un amour infaillible pour l’année 1815, mais c’était le seul jour de la semaine avec lequel il entretenait un affect distinctif.
De plus, cet enthousiasme était assez récent. Les mercredis signifiaient quartiers d’orange épluchés au petit-déjeuner en écoutant Ava et Clayton se disputer à la table de la Cinquième pour une énième raison sans doute aussi valable que les autres, puis retirer tous les draps et habits sales de sa chambre pour la corvée de lessive, changer l’eau des fleurs sur le rebord de sa fenêtre, se laver les mains jusqu’à ce qu’elles soient immaculées et retrouver le Monsieur des Portails. Les mercredis, il ne fallait pas traîner pour arriver à temps devant les portes du Quartier Kolonaki et montrer patte blanche comme l’avait dit June, une fois. Puis frapper trois tout petits coups sur la porte des Élixirs d’Hélicon pour ne pas faire mal à Meliae. La laisser répondre « Coucou Cassie », comme chaque semaine, de sa voix qui part dans les aigus sur la fin de son prénom. Fermer fort les yeux, savourer la vibration des gonds à travers l’écorce et se laisser envahir par la tornade d’effluves. Se tromper en essayant de deviner les nouveaux arrivages de la nymphe, capituler et ouvrir les yeux en fonçant vers l’étage pour aller saluer la propriétaire. Lui déposer quelques petits pots des trouvailles de par-delà le pays. Redescendre vite avant qu’elle ne se mette à le remercier, et se terrer dans l’arrière-boutique. Déposer soigneusement son long manteau sur le dossier de l’une des chaises et son sac sur l’assise, se retourner et contempler l’étalage féerique des entrailles de la dryade, stylo et papier en main.

Les mercredis lui font briller les yeux depuis qu’il y attend quelqu’un. Quelqu’un qui apprécie sa compagnie, qui aime passer quelques heures à parler avec lui, qui ne fait jamais de remarque sur sa Brume, qui ne craint pas que leurs peaux se touchent, qu’il entre dans sa tête ou qu’il s’empresse de dénoncer quoi que ce soit au Sénat. Quelqu’un qui lui sourit, qui s’intéresse, qui ne se moque pas lorsqu’il parle trop vite si bien qu’il en mange ses mots, qui ne semble pas fatigué de l’écouter, qui ne prie pas pour que ce moment s’arrête. Quelqu’un qui lui rappelle chaque semaine qu’on peut avoir envie de lui comme ami.
Les mercredis, il attend patiemment Alicia comme on attend son anniversaire.

"Bonjour ! Tu trouves ton bonheur ?"

Soudain, cette voix, et son petit coeur, absorbé par les étiquettes des flacons d’eau de lune, fait un bond qui lui remonte les coins de son sourire jusqu’aux oreilles. Il se retourne en sautillant sur place.

« Ouii ! Mais si je prends tout ce qui me fait envie, je n’aurai plus du tout d’argent de poche. Il va falloir faire des choix… »

Il lui tend la liste qu’il a minutieusement constituée, scrutant son visage pour deviner ce qu’elle peut penser de ses choix. Il observe ses yeux noisette glisser de ligne en ligne comme sur un lac gelé. Elle ne laisse rien transparaître que son aura rose pâle étalée à leurs pieds comme un plaid de barbe à papa. Il aime ce rose. Ça va avec le jaune tournesol des mercredis. C’est comme ça qu’il la voit.

Cassandre scrute le visage d’Alicia. Elle ne lâche rien. Une façade aussi lisse que la glace, épargnée par le temps et par les affres du doute. Ses yeux parcourent les lettres griffonnées, ligne par ligne, coulent sur l’encre sans accroc. Rien ne bouge. Ni ses sourcils fins, ni les commissures de ses lèvres, ni ses fossettes à peine creusées, ni le bout de son nez pointu. Sous ses pupilles, sa liste lui semble encore plus longue qu’en réalité. Et la honte vient teinter légèrement sa Nébuleuse d’un vert canard.

"En effet, je pense que tu vas devoir faire quelques choix."

Il hoche la tête, contrit. Il sait qu’elle a raison. Il s’y attendait, mais c’est plus facile à accepter en l’entendant de la bouche de la Chasseresse plutôt que de la sienne. Rien d’extraordinaire, ce n’est qu’un énième mercredi qui se déroule comme tous les autres. Mais aux yeux de Cassandre, l’espoir qu’un jour tous les articles de la boutique soient gratuits ou qu’il devienne subitement millionnaire ne peut flétrir.
Il recueille la liste entre ses deux mains en coupe, cherchant entre les lignes tracées au stylo la réponse à ce dilemme. Qu’a-t-elle pu y lire qu’il ne peut voir ?

"Et si, pour une fois, tu ne faisais pas de choix ?"

Soucieux de ne pas comprendre là où elle veut en venir, Cassandre redresse la tête et suit son regard jusqu’aux flacons d’eau de lune. Il hésite à s’approcher, jusqu’à coller son nez sur le verre, plonger ses yeux entre les fines bulles coincées sous la surface. Peut-être leur magie pouvait-elle faire en sorte que Meliae ne lui refuse pas d’acheter la moitié de la boutique.
Mais avant qu’il ne fasse un pas vers l’étagère, Alicia vient faire flotter un petit ballon argenté devant son nez. Non, pas un ballon. Une bourse de cuir, visiblement largement lestée. Une bourse chantant de léger tintements de métal.

"Prends tout ce dont tu as besoin, je t’en fais cadeau."

Les mains en coupe juste dessous, la bourse tombe sur sa liste avec un joli bruit. Prudemment, il défait le nœud du fin cordon d’argent et dévoile les drachmes dorées comme des centaines de petits morceaux de soleil. Sa bouche s’ouvre dans un rond presque aussi parfait que les pièces. De sa vie, il n’en a jamais vu autant réunies dans un seul pochon. Il ne sait même pas comment les compter sans les renverser. Il dépose tout sur le sol à ses pieds et son regard navigue sans savoir où se poser entre la Chasseresse et son butin.

« Un cadeau ? »

Sa Brume vibre dangereusement d’interrogations. Qu’a-t-il bien pu faire pour mériter un cadeau ? Est-ce qu’il faut mériter ses cadeaux ? Ou est-ce par principe une action désintéressée ? Est-ce que c’est quelque chose qui se fait entre amis ? Est-ce qu’ils sont amis ? Est-ce qu’il doit lui faire également un cadeau en retour ? Qu’est-ce qui pourrait lui faire plaisir ? Est-ce un mauvais ami s’il ne sait pas répondre à cette question ? Est-ce qu’il lui faudra réunir autant d’argent pour la remercier ? Comment pourra-t-il réunir une telle somme ? Est-il préférable de ne pas accepter ? Ce serait plus raisonnable, mais est-ce que cela vexerait Alicia ? Est-ce plus mal élevé de refuser ou d’accepter ? Pourquoi n’avait-il jamais vu personne faire cela avant pour étudier la meilleure réaction ? Que ferait June ? Est-ce qu’il pouvait vite aller la chercher avant de répondre à Alicia ? Était-ce un signe des Dieux ? Était-ce une opportunité qui lui était offerte et qu’il serait malheureux de rater ? Allait-il s’attirer les foudres du ciel s’il refusait ? Et quelle pouvait être la joie de repartir chargé de toutes ces merveilles ?

« Merci beaucoup … »

Sa voix s’était fait un fin souffle timide perdu dans son Nuage. Plein de reconnaissance, incapable de savoir comment la remercier, plus rouge qu’une tomate, noyé dans une gêne qui voulait le faire disparaître, il ne savait plus comment regarder autre chose que ses pieds. Ses doigts venaient gratter les bords de ses ongles, ses dents mordillaient l’intérieur de ses joues, il se balançait doucement d’un pied sur l’autre, accroupi près de la bourse.

« Est-ce que tu peux m’aider ? » avait-il demandé presque indistinctement en repêchant sa liste sous les pièces.

Si la joie allait le combler lorsqu’il remplirait ses tiroirs de ces nouvelles acquisitions, il voulait pour l’instant mourir et que ce moment disparaisse dans le pli de l’espace-temps.