Alexis suivit Erwin, la main accrochée à la sienne comme une bouée au milieu de l’océan. Son corps entier était lourd et chaque pas lui donnait envie d’abandonner et de s’allonger par terre pour s’effacer du reste. Ses émotions étaient un boulet accroché à sa cheville et elle n’avait aucune idée de comment s’en défaire. Elle avait fui Erwin pendant si longtemps, avait fait en sorte de ne plus être seule avec lui pendant tant de temps et elle était incapable de contrôler l’angoisse qui lui rongeait maintenant le cœur. Allait-il lui expliquer à quel point elle l’avait déçu ? À quel point il ne pouvait ajouter son malheur au sien ? À quel point la vie était plus marrante quand elle était moins triste ? À quel point il ne pouvait la suivre dans ce chemin de tristesse qu’elle traçait chaque jour ? Depuis combien de temps marchaient-ils ? Alexis n’entendait plus qu’un bruit de fond là où le film, jusque-là, noyait tous ses sens. Saurait-elle agir normalement avec Erwin malgré tout ce temps sans se voir ? Les questions tournaient en boucle dans sa tête, voix incessantes qui la matraquaient de tous les maux.

Lorsqu’ils s’arrêtaient, Alexis n’osa pas regarder Erwin. Ses doigts s’échappèrent de son emprise et elle serra le paquet de pop-corn comme s’il s’agissait de la seule chose qui l’ancrait encore sur cette terre – ce qui était vrai, en un sens, puisqu’elle avait l’impression qu’elle allait se faire avaler par son angoisse si elle ne noyait pas son odorat d’odeurs sucrés. Comment Erwin la voyait-elle ? Comme un être pathétique ?

« Je suis désolée. »

Désolée de quoi ? La voix n’avait qu’un murmure. Désolée d’avoir fui pendant des mois, d’avoir gardé mon deuil pour moi toute seule, d’avoir oublié de penser à toi, de t’avoir repoussé, d’avoir fermé toutes les portes qui menaient jusqu’à moi ? Désolée d’avoir été absente, désolée d’avoir été présente ? Alexis s’emmêlait dans ses propres pensées, ses ongles enfoncées dans le dos de sa main, le regard fixé sur le sable, les voix dans sa tête hurlant de plus en plus fort.

Même s'il était persuadé, au fond, que s'éloigner de la soirée était la meilleure idée pour lui, Erwin doutait qu'il en soit de même pour Alexis. De quel droit l'avait-il embarquée loin de ce moment de distraction que lui offrait le film choisi pour l'ouverture du Club Mydh ? Le fils de Poseidon commençait à ressentir les volutes de la culpabilité l'envelopper. Après tout ce que sa moitié avait vécu, c'était tout ce qu'il trouvait à faire ? Vraiment ? N'avait-elle pas le droit d'oublier, l'espace d'une soirée, ce qu'elle devait certainement ruminer dans son coin sans oser déranger qui que ce soit — pas même lui — avec ses histoires.

Tiraillé d'un côté par cette désagréable impression de s'être montré égoïste, de l'autre par la sensation de lourdeur que provoquait la manchette de métal sur son bras, Erwin n'osait pas prendre la parole. Il marchait, écoutant ses pas crisser sur le sol sablonneux et le vent faire frémir la végétation plus loin. Les vagues de la mer ne venaient pas encore chanter à ses oreilles, trop loin pour cela, et c'était pour le demi-dieu comme être privé de mots réconfortants.

Beaucoup de choses se bousculaient dans sa tête. La forme de sa cicatrice au bras gauche, le séjour à l'infirmerie qui lui avait semblé si long, la séparation momentanée avec Alexis lorsqu'elle était partie en Suède, la difficulté de la reprise des entraînements, les messages rassurants d'Alexis durant son absence, son regard éteint à son retour, la distance qui s'était creusée entre eux tandis que chacun essayait de colmater ses propres fissures...Comment n'avait-il pas deviné ce qu'Alexis vivait à ce moment-là ? Pourquoi ne parvenait-il pas à la prendre tout simplement dans ses bras comme il le faisait autrefois ? Tous les mots, tous les gestes semblaient dérisoires et aucun d'entre eux ne revêtait la couleur d'une solution.

"Je suis désolée."

Erwin arrêta de marcher. Les doigts d'Alexis n'étaient plus réfugiés au creux des siens, et il le regretta à cet instant. Il aurait voulu enfermer sa main dans la sienne, embrasser sa paume, la caresser du pouce... N'importe quoi qui aurait pu lui témoigner un peu, un tout petit peu de réconfort dans l'immédiat. Lui assurer que jamais, quoi qu'il arrive, Erwin ne la lâcherait. Désolée, encore et toujours désolée. Erwin connaissait désormais bien la fâcheuse tendance d'Alexis à porter le poids du monde sur ses épaules. Pour le fils de Poseidon, le problème était que ses épaules à lui étaient bien loin d'être aussi robustes que celles de la sang-mêlé. Il lui était si difficile de la délester de quoi que ce soit...

Si Erwin ne possédait pas un dixième de la force d'Alexis, il lui restait les mots. Il n'avait pas de quoi soulager physiquement la fille d'Arès, mais il pouvait apaiser son esprit et son coeur. Du moins, il pouvait essayer. Un long silence accueillit la déclaration d'Alexis. Un temps durant lequel les regards ne se trouvèrent pas.

"Tu n'as pas à t'excuser d'avoir été abandonnée..."

Erwin fit un pas pour s'approcher, attraper lentement l'une des mains d'Alexis encore prostrée sur le paquet de pop-corn.

"... mon amour."

Son ton s'était fait plus hésitant, son regard s'était enfui pour une seconde. Il avait été séparé d'Alexis si longtemps qu'Erwin n'était plus sûr de savoir lui parler. De savoir lui transmettre le fond de son coeur à travers ses paroles. Il rougit légèrement, comme s'il prononçait ce surnom pour la première fois. Comme s'il était revenu au début de leur relation. Le demi-dieu se sentait stupide de paraître si gêné pour si peu. Il déglutit et planta à nouveau son regard dans celui de la demi-déesse.

"Tu étais seule, mais tu n'es pas obligée de le rester. Je sais que je m'y prends tard, peut-être trop tard, mais si tu veux me parler, je suis là pour toi, Alexis. Rien que pour toi."

« Tu n'as pas à t'excuser d'avoir été abandonnée... Pause. … mon amour. »

Alexis était persuadée d’avoir déjà vider l’intégralité de ses réserves lacrymales et pourtant, la boule qui se formait dans sa gorge semblait indiquer le contraire. Alexis continuait de fixer le sol, incapable de croiser le regard d’Erwin. Et si elle se mettait à pleurer ? Et si elle était incapable de parler ? Alexis laissa Erwin serrer ses doigts sans bouger. Le sol semblait être à prêt à s’ouvrir en deux pour l’engloutir complètement. Elle craignait qu’en bougeant un tout petit peu, elle provoquerait la fissure de trop. Pourrait-elle se relever une nouvelle fois de cette chute dans les abysses de sa propre douleur ?

« Tu étais seule, mais tu n'es pas obligée de le rester. Je sais que je m'y prends tard, peut-être trop tard, mais si tu veux me parler, je suis là pour toi, Alexis. Rien que pour toi. »

Les fissures s’accumulaient, Alexis se tenait sur un sol de verre. La boule dans sa gorge était douloureuse, ne demandait qu’à être recrachée. Pour autant, Alexis n’en fit rien. Elle continua de fixer le sol, comptant les battements de son cœur pour faire taire le grondement de ses larmes. Elle ne pleurerait pas. Ni maintenant, ni plus jamais. Cette certitude lui brûlait l’estomac, noyait ses poumons de larmes invisibles, l’étouffait dans son silence ; mais elle ne ploya pas.

Alexis se raccrocha aux branches comme elle pouvait. Elle serra la main d’Erwin, non, la broya, sans s’en rendre compte. Elle n’était pas seule. Elle n’était pas seule. Elle n’était pas seule. Elle s’était persuadée qu’il allait partir, qu’elle avait érigé tant de murailles autour d’elle qu’il lui était impossible de rester près d’elle. Qui voudrait attendre aux pieds du mur pour une promesse floue d’un jour entrevoir en haut ? Personne.

Personne sauf Erwin Stamber. Le cœur d’Alexis manqua un battement et la douleur se propagea dans son être. Elle n’était pas seule. Elle n’était pas seule. Alexis ferma les yeux, forçant ses yeux à rester aussi sec que le sable sous ses pieds. Elle ne pleurerait pas. Ni maintenant, ni jamais. Elle n’était pas seule.

Elle n’était pas seule.

La douleur finit par refluer. Alexis desserra la mâchoire, laissa la tension quitter ses épaules. Elle rouvrit petit à petit les yeux. Elle ne lâcha pas la main d’Erwin, trop déstabilisée par les étoiles qui dansaient devant elle. Le sol était de nouveau aussi solide qu’il pouvait l’être. Alexis expira longuement et ravala définitivement la boule de chagrin qui s’était formée dans sa gorge.

Enfin, Alexis leva la tête. Elle croisa le regard d’Erwin, celui de la patience et de la bienveillance. Une nouvelle douleur fit battre son cœur et Alexis lâcha le pop-corn en même temps que la main d’Erwin. Elle l’entoura de ses bras et blottit sa tête contre son torse. Elle le serra contre elle comme s’il n’y avait rien d’autre au monde – et c’était le cas, d’une certaine façon. Elle laissa son odeur noyer ses sens et son amour envelopper son chagrin. Elle n’était pas seule.

Alexis ne pleura pas mais elle se laissa complètement fondre dans cette étreinte. Depuis combien de temps s’était-elle tenue si éloignée d’Erwin ? Depuis combien de temps n’avait-elle pas sentit ses doigts dans ses cheveux ? Son souffle sur sa peau ? Alexis n’avait même remarqué à quel point ces derniers mois l’avait pesée, à quel point le monde sur ses épaules était lourd. Là, en compagnie d’Erwin, elle se rappelait ce qu’était d’être à deux. Je ne suis pas seule. Alexis se laissa, pendant un instant d’éternité, bercer par la certitude qu’elle ne serait jamais seule.

« Jag har saknat dig så mycket. »

Cette phrase semblait bien dérisoire par rapport à tous les mots qui se bousculaient dans sa bouche. Alexis serra Erwin un peu plus fort, comme s’il pouvait s’envoler, comme si elle craignait de le voir disparaître d’un simple courant d’air – ce qui était le cas, finalement. La vie était bien éphémère.

Il y eut un moment de flottement. Un moment qui n’appartenait qu’à Alexis et Erwin. Les sons de la soirée cinéma étaient désormais plus lointains que ceux de la mer, le ciel assombri était encore crevé par une flèche écarlate à l’horizon, visible au loin, au-dessus des vagues. Le seul mouvement osant se détacher de l’immobile atmosphère était celui des yeux d’Erwin, parcourant le visage d’Alexis avec un mélange d’appréhension et de délice. La main de la demi-déesse se resserrait petit à petit sur celle de sa moitié. Le demi-dieu n’osait rien ajouter. Il avait toujours été celui des deux pour qui les mots n’étaient pas une denrée rare. Il les gaspillait sans réfléchir, les laissait partir comme bon leur semblaient, n’en était jamais avare. Mais en cet instant, quelque chose dans le regard d’Alexis, un regard rougi mais désespérément déterminé, parvenait à le faire taire.

Puis le calme fut rompu. Erwin sursauta lorsque la main d’Alexis frôla son avant-bras entouré de métal. Mais le geste fut si vif que son trouble déserta presque aussitôt. Les bras de la fille d’Arès se refermèrent sur lui, l’entourant de chaleur, de détresse et d’espoir. Il n’en fallut pas plus à Erwin pour faire de même et envelopper Alexis de son étreinte. Ce contact eut d’abord le goût des premières fois. Le fils de Poseidon se sentit projeté dans leur première tentative timide de câlin, dans leurs approches hésitantes du début. Il y avait cette impression de retenue autour de lui. Impression seulement, car Alexis le serrait contre elle comme si sa vie en dépendait, et il ne la lâchait pas davantage. Comme un réflexe pour un temps oublié, les doigts d’Erwin remontèrent le long du dos d’Alexis, effleurèrent sa nuque désormais dégagée, se faufilèrent entre ses mèches courtes. Le sang-mêlé posa les lèvres sur le front d’Alexis avec la même douceur que celle que nécessitait son propre cœur.

« Jag har saknat dig så mycket. »

Erwin sentit un frisson lui parcourir les épaules. L’étau de ses bras se resserra encore un peu autour d’Alexis. La dernière fois que le demi-dieu avait appris quelques mots de suédois remontait maintenant à de nombreux mois. Elliot avait été suffisamment patient pour lui enseigner les bases, puis Alexis avait pris le relais quelques rares fois. Mais ces mots-là faisaient partie de ceux qu’elle avait déjà prononcés et Erwin distingua leur sens comme une lumière dans un orage. Ces mots n’étaient qu’une petite phrase. Ces mots pouvaient s’adresser à bien d’autres personnes. Mais ces mots s’étaient glissés là, rien que pour lui, et Erwin savait en apprécier la saveur. Le fils de Poseidon tenta de rappeler à lui ses souvenirs pour ne pas dire n’importe quoi et, dans un suédois plus hésitant à l’accent certainement déplorable, il offrit à son tour deux petits mots dans l’oreille d’Alexis.

« Du också. »

La sang-mêlé releva la tête pour lui faire face. Erwin se sentit happé par son regard. Il se sentait heureux de retrouver Alexis, mais quelque chose dans ses yeux laissait entrevoir une blessure plus profonde que les précédentes. Bien sûr, le demi-dieu ne s’attendait pas à ce que tout redevienne comme avant après la mort des mères d’Alexis. Mais cette lueur meurtrie cachait quelque chose d’autre, d’indéfinissable, Erwin en avait la certitude. Il ne parviendrait pas à réparer la fille d’Arès. Il ne pouvait que l’aider à vernir un peu mieux sa carapace et accepter qu’elle resterait insaisissable pour tout le monde, lui y compris. Erwin se fit, presque pour la première fois, la réflexion que la vie des sangs-mêlés ne tenait pas à grand-chose. Que leur enfance était une fin, que leur avenir était insondable. Tout bien réfléchi, c’était peut-être ça, ce que cachait le regard terne d’Alexis.

Le demi-dieu cligna des yeux comme s’il sortait d’un moment d’inconscience. Il n’avait aucune envie de se laisser engloutir par de telles pensées. C’était tout ce qu’il pouvait offrir à Alexis : il n’était pas assez fort pour la protéger, mais assez pour la soutenir. Ou pour essayer. Ces derniers temps, Erwin n’était plus trop sûr de rien en ce qui concernait ses capacités… Mais il ne baisserait certainement pas les bras. D’une main délicate, il remit en place quelques cheveux qui se promenaient comme des anarchistes sur le front d’Alexis. Il offrit à la fille d’Arès le meilleur sourire qu’il avait en réserve.

« Par contre, ta maladresse ne m’avait que moyennement manqué, elle. On n’a plus de popcorn maintenant. »