Thea hésita, la main levée devant la porte. Déjà plusieurs minutes qu’elle faisait les cents pas devant les yeux plissés d’une voisine qui la fixait et que Thea prenait plaisir à saluer avec de grands gestes pour la mettre mal à l’aise. Cela n’empêchait pas la vieille dame de relever son rideau au bout de quelques secondes pour voir si Thea continuait de rôder devant l’appartement des Crimson. Après une longue inspiration, Thea toqua à la porte. Voilà, plus de retour en arrière possible. Qu’est-ce qui pouvait bien l’effrayer après tout ? Elle revenait d’une quête, elle était toute-puissante.

Thea revenait d’une quête. Cette simple constatation la faisait vibrer de plaisir et d’excitation. Certes, cette mission, comme s’était obstinée à l’appeler Fanny, n’avait rien d’exceptionnel. Un contrôle routinier. Quelque chose que n’importe qui pourrait faire. Sauf que ce n’importe qui, cette fois, ça avait été Thea ! Ni légionnaire, ni pensionnaire, juste Thea. L’adolescente avait l’impression d’avoir enfin été utile, d’avoir pu faire quelque chose d’elle-même sans dépendre de quelqu’un d’autre - même si elle avait un peu dépendu de Fanny quand même.

Thea était revenue depuis quelques heures et avait voulu parler de sa quête avec Clem mais ce dernier était au Camp Jupiter. Ses parents adoptifs étant absents pour la journée, Thea s’était retrouvée nez-à-nez avec Evan, le regard vitreux, malade, qui buvait sa tisane. Elle avait tenté de lui raconter vaguement son épopée mais Evan s’était contenté de hausser les épaules. Tout le monde fait des quêtes, non ? Y’avait des monstres, au moins ? Thea avait alors réalisé que personne n’allait être impressionnée par sa misérable quête.

Mais c’était sa première quête ! Thea avait besoin d’en parler avec quelqu’un, quelqu’un qui ne la jugerait pas, quelqu’un qui l’écouterait, quelqu’un qui la comprendrait. Peut-être que Klem… Non, Klem n’était pas là. Naturellement, le visage d’Ava s’était imposé à l’esprit de Thea. Elle s’était donc dirigée vers la demeure des Crismon - la tante, pas la mère (Thea ne ferait pas l’erreur deux fois) - dans l’espoir de parler à Ava. Qu’elle n’avait pas revu depuis le Club Mydh. Avec qui, peut-être, elle n’était pas si proche une fois déssoulée. Peut-être.

« Bonjour ? »

Devant Thea se tenait une femme d’une quarantaine d’année, des cheveux à la frontière du roux, attachée dans un chignon défait, en jogging et sweat. Ava ressemblerait-elle à ça dans vingt ans ?

« Bonjour, je suis une amie d’Ava, je m’appelle Thea ! »

Le regard de la tante d’Ava s’illumina. Elle invita Thea à rentrer sans attendre et lui offrit même des “pantoufles invité” si elle voulait retirer ses chaussures sans avoir froid aux pieds sur le carrelage. Thea comprenait mieux pourquoi Ava vivait ici plutôt que chez sa mère.

« Sa chambre est au fond à droite, tu pourras pas la louper, il y a un sens interdit dessus. »

Et Elayne disparut dans la cuisine. Thea se dirigea donc vers la porte et toqua une fois, puis deux, avant qu’Ava n’ouvre. Elle avait la même tenue que sa tante et la même coupe de cheveux. La ressemblance était frappante.

« Salut Ava ! »

Un dimanche comme un autre. Ava était cloîtrée dans sa chambre et testait une nouvelle application sur son ordinateur portable - conseillée par Trevor - pour la gestion des plannings. Ava s’amusait donc, comme toute adolescente qu’elle était, à rentrer tous les noms de ses légionnaires dans cette application en recopiant les caractéristiques de certains pour ajuster les plannings de façon plus personnalisée pour ceux-là. Finalement, elle passait plus de temps à jouer avec les modules du logiciel qu’à vraiment utiliser son potentiel.

Ava essayait de se convaincre qu’elle était tout à fait heureuse et épanouie de sa situation. Qui ne rêverait pas d’un peu de tranquillité après avoir passé la semaine entourée d’adolescents beuglants dans tous les sens ? Qui n’aurait pas envie de se détendre dans un vieux jogging après avoir été en armure romaine pendant des heures ? Non, il était clair que passer son dimanche enfermée dans sa chambre à jouer avec une application ridicule était vraiment la définition idéale d’un weekend de qualité. En tout cas, c’est qu’Ava essayait de se convaincre pour repousser les vagues de tristesse qui lui étreignaient le cœur.

Ava se laissa glisser dans le tourbillon de ses pensées tristes. Son stylo tambourinant contre son bureau, elle songeait aux différents choix qui l'avaient mené là. Peut-être que sa tante avait raison, peut-être qu’elle avait besoin d’amis. De vrais amis, Ava. Ceux chez qui tu peux toquer n’importe quand et qui répondront présent la plupart du temps. Ava soupira. Elle n’était pas du genre à avoir des amis. Elle s’était créée cette carapace depuis plusieurs années maintenant et sortir de cette zone de confort la terrifiait. Attendre des heures une réponse ? Tourner en rond jusqu’à avoir des nouvelles de quelqu’un ? S’attacher si fort à quelqu’un d’autre que notre bonheur en dépendait ? Non merci, songea Ava. Elle pouvait se rendre toute seule triste, elle n’avait besoin de personne pour ça.

Ava songea aux différentes amitiés qu’elle avait connues au cours de sa vie. Évidemment, son enfance était rayée de la carte. Elle n’avait qu’à peine le droit de sortir de chez elle, donc ses amis s’étaient résumés à sa mère et Cramoisi. Elle avait essayé à plusieurs reprises de communiquer avec la voisine par un trou dans la barrière du jardin mais elle n’avait rien reçu en échange. Puis il y avait eu le Camp Jupiter. Pendant sa première année, elle s’était fait quelques amis. Des gens qu’elle retrouvait pour manger le midi, avec qui elle s’entraînait. Rien de trop profond mais juste assez de présence pour qu’elle ne se sente pas seule au monde. À cette époque, elle pensait même avoir une meilleure amie ! Puis entre son pouvoir et son choix de cohorte, la plupart s’était éloignée. Il n’y avait que les légionnaires les plus âgés pour la prendre son aile mais ils étaient tous partis aujourd’hui.

Ava n’avait pas tout le temps été seule, et c’est peut-être parce qu’elle avait goûté au plaisir d’avoir un groupe d’amis qu’elle regrettait autant sa solitude aujourd’hui. Il y avait bien évidemment des moments où elle aimait être seule, où elle préférait être dans son coin et qu’on ne l’embête pas. Mais il y avait quelque chose de réconfortant à savoir qu’on pouvait choisir quand on était vraiment seule. Pouvoir envoyer un signe à quelqu’un et avoir cette personne à nos côtés même lorsqu’on aspirait juste à seuls à deux. Ava soupira une nouvelle fois et son stylo tomba par terre. Elayne toqua à sa porte une fois, puis deux. Ava prit une longue inspiration. Sa tante était probablement sa seule véritable amie aujourd’hui.

« Oui ? »

Lorsqu’elle ouvrit sa porte, Ava ne tomba non pas nez à nez avec sa tante mais avec Thea qui la toisait avec un grand sourire. Quelque part, quelque chose résonna dans l’esprit d’Ava. Une lueur d’espoir. Une flamme de bonheur. Une étincelle de joie. Ava prit soin d’étouffer ces dernières lorsqu’elle invita Thea à rentrer dans sa chambre. Après tout, elle venait probablement pour demander un simple service.

Pendant un court instant, devant l’hésitation d’Ava, Thea crut devoir rentrer chez elle. Mais non, l'imperturbable Centurion fit quelques pas sur le côté et l’invita à entrer dans sa chambre. Thea fit tous les efforts du monde pour être polie mais ses yeux, eux, ne firent pas de telle promesse. Ils se baladèrent absolument partout, admirant la collection de CD rangée méthodiquement dans un meuble étroit, détaillant la grande bibliothèque remplie de livres et d’objets décoratifs parfois surprenant. Thea ne s’était jamais imaginée la chambre d’Ava mais elle fut surprise d’y découvrir toutes ces facettes de sa personnalité. Ava aimait le rock. Ava lisait bien plus que le commun des sang-mêlé. Ava n’avait aucun mal à considérer son armoire comme étant le sol. Un lit fait ? Probablement un concept que la Centurion ne connaissait pas. Il émanait de cette chambre quelque chose de rassurant, de réconfortant, de chaleureux. Thea se voyait parfaitement passer des dimanches entiers ici. Rêvait-elle ou Ava possédait une switch en plus de la playstation qu’elle avait entraperçue dans le salon ?

« Tu as… besoin de quelque chose ? »

Thea pivota sur elle-même pour face à Ava avec un sourire gêné. Oui, elle était là pour Ava, pas pour fouiner dans ces affaires. Il y avait dans l’attitude d’Ava quelque chose proche du chat : elle tolérait Thea ici mais Thea avait tout intérêt à se montrer convaincante pour rester. Alors, comme elle le ferait avec un chat, Thea se montra prudente. Elle s’installa sur une chaise juste assez loin d’Ava pour lui laisser son espace vital mais assez proche pour lui montrer qu’elle était là pour elle et non pas pour autre chose.

« Ça va te sembler stupide mais je viens de rentrer d’une quête et je me suis dis que- »

C’était au tour de Thea de se sentir incertaine. Était-elle en droit d’imposer à Ava de l’écouter parler pendant des heures sur des choses inintéressantes ? Thea se mordit la langue. Son habituelle confiance en elle était en train de fondre comme neige au soleil.

« On peut partir en quête sans être légionnaire ? »

Il n’y avait aucun jugement dans la voix d’Ava. De la simple curiosité. Et juste comme ça, Thea retrouva son assurance. Elle lui raconta sa connexion avec Fanny, son admiration pour la légionnaire, comment elle avait réussi à la faire partir en quête avec elle, en quoi consistait la quête. Ava l’écouta sans émettre aucun jugement. Elle s’exprima en onomatopée au moment opportun et pas une seule fois ne qualifia la quête de ridicule même si Thea ne s’était approchée d’aucun monstre et n’avait sorti son arme que parce qu’un raton laveur l’avait surprise. Finalement, alors qu’elle touchait à la fin de son histoire, quelqu’un toqua à la porte. Lorsqu’Ava l’invita à rentrer, la tête d’Elayne apparut. Elle déposa un plateau avec des tasses fumantes et des cookies sur le bureau d’Ava.

« Je me suis dit que vous auriez peut-être un petit creux ! Puis Elayne se pencha vers Ava et lui embrassa le haut du crâne. Je suis si contente que tu te fasses des amis ! Thea, tu connais Clayton ? Thea hocha la tête vigoureusement. Génial ! »

Ava congédia sa tante non sans marmonner quelques phrases que Thea ne distingua pas - surtout avec les scrounch scrouch du cookie dans sa bouche. Lorsqu’Ava s’installa de nouveau sur sa chaise de bureau, elle s’excusa du comportement de sa tante. Thea balaya l’excuse d’un revers de main.

« Pas de soucis. Elle me rappelle Adam, donc ça ne me dépayse pas. Thea fit une pause pour porter la tasse à ses lèvres avant d’ajouter : Comment va Clayton, d’ailleurs ? »

Ava eut du mal à contenir son sourire lorsqu’elle réalisa que Thea ne venait pas la voir pour lui demander un service mais bien pour lui parler. Ava but les anecdotes de Thea sur sa quête comme du petit lait. Elle pouffa même de rire à deux reprises mais ce n’était pas tant pour se moquer de Thea que pour saluer sa capacité à raconter des histoires avec autant de talent. Ava avait l’impression d’être avec elle en quête. Elle se voyait tout à fait être surprise aussi par ce maudit raton laveur.

Lorsqu’Elayne arriva dans la chambre, ce fut à la fois une bénédiction - Ava commençait à avoir faim - et une malédiction - pourquoi fallait-elle qu’elle fasse un commentaire sur les amis d’Ava ? La Centurion avait envie de se terrer dans un trou. Ne pouvait-elle pas avoir une interaction sociale normale sans qu’on lui rappelle le côté extraordinaire de la chose ? Fort heureusement, Thea ne fit aucun commentaire et se contenta de gober des cookies et de boire le chocolat chaud qu’Elayne leur avait apporté. Ava décida d’en faire de même après s’être excusée du comportement de sa tante mais lorsque Thea l’interrogea sur Clayton, Ava s’étouffa.

Clayton, Clayton, Clayton. Il était passé par tellement de cases différentes dans la vie d’Ava qu’elle était aujourd’hui incapable de le définir. Avant, il s’agissait d’un légionnaire quelconque un peu trop bruyant. Puis c’était devenu son légionnaire un peu trop bruyant, sauf que cette fois il l’avait remarquée et voulait faire sa connaissance. Ensuite, le Club Mydh où il était devenu ce qui se rapprochait le plus d’un ami. Un ami avec lequel elle avait passé quasiment chaque jour. Avec lequel elle avait ri, un peu. Contre lequel elle s’était énervée. Avec qui elle s’était amusée. Enfin, il était devenu quelqu’un qui, sans s’en rendre compte, avait brisé le cœur d’Ava en l’ignorant au profit d’autres amis. Peut-être s’était-elle montée la tête toute seule. Ou peut-être pas. Le résultat ne changeait pas.

Ava était persuadée d’être le second ou troisième choix dans la vie des gens. Celle qui est là pour combler le trou vacant de la vie de quelqu’un avant que cette personne ne trouve quelqu’un d’autre. Pourtant, pendant un été, elle avait eu l’impression d’être le choix numéro un. D’être vraiment appréciée par quelqu’un. Finalement, elle avait vite remis les pieds sur terre. Une fois de retour au Camp Jupiter, elle ne pouvait pas se permettre de jouer les amies pot de colle ou les hystériques en manque d’affection. Elle avait juste décidé d’ignorer Clayton et d’agir comme elle faisait avant avec lui. Il n’était jamais revenu vers elle. Il avait continué de s’amuser avec ses vrais amis. La normalité avait repris son cours.

Ava essuya sa bouche contre sa manche et noya sa gêne en mangeant un cookie ou deux devant le regard interrogateur de Thea. Elle but une nouvelle gorgée de son chocolat chaud pour faire passer la douleur et opta pour une réponse évasive mais contrôlée.

« Probablement bien. Pas beaucoup entendu parlé de lui ces derniers temps. »

L’étincelle dans les yeux de Thea était si brillante qu’Ava était incapable de la regarder dans les yeux. Elle accrocha son regard à un poster en face d’elle tout en jouant avec l’une de ses bagues à son doigt.

« Le Club Mydh, c’était le Club Mydh. Ici, c’est le Camp Jupiter. On est pas plus proche que ça. On aspire pas à ça. On a chacun notre mode de vie. C’est tout. »

Ava refusait de regarder Thea. Elle porta un nouveau cookie à sa bouche, puis sa tasse pour avaler le tout. Elle essuya de nouveau sa bouche avec le dos de sa main. Lorsqu’elle eut terminé sa petite routine gestuelle, Ava avait trouvé un nouveau sujet de conversation qui l’éloignait de Clayton :

« Et toi, avec ton ami d’enfance retrouvé, ça va ? »

Il y avait quelque chose de profondément triste dans la façon qu’Ava avait de prononcer ces mots. Thea avait envie de se lever et d’aller chercher Clayton pour le ramener ici par la peau des fesses. Elle n’avait pas besoin d’analyser le sous-texte pour comprendre ce qu’il s’était passé : Clayton avait probablement donné de faux-espoirs à Ava avant de partir flirter joyeusement avec d’autres gens. Il ne fallait pas s’y méprendre, Thea adorait Clayton. Elle aimait son énergie solaire, son humour, son talent, toutes ces choses-là qui faisaient de lui, lui. Thea n’était certainement pas aveugle et se rendait bien compte que sa capacité à être un social butterfly marchait très bien avec elle mais ne matchait pas du tout l’énergie chat noir d’Ava. Thea eut toutes les peines du monde à retenir les rouages de son cerveau qui s’activaient pour chercher une solution en s'impliquant personnellement dans l’histoire. N’était-elle pas amie avec les deux, après tout ?

Son cerveau stoppa rapidement ses machinations lorsqu’Ava lui posa une question sur Kleman. Thea s’étouffa à son tour et noya sa toux dans le chocolat chaud, mimant le comportement d’Ava quelques instants plus tôt. Thea ne se souvenait pas d’avoir parlé de Kleman à Ava, pour être honnête. Mais elles étaient soûles. Et Thea était un peu triste. Oui, bon, c’était crédible qu’elle mentionne Kleman à ce moment-là. De là à ce qu’Ava s’en souvienne… Pas autant qu’elle s’embrouille avec Clayton si elle pouvait se souvenir de ce genre de détails alors que lui était du genre à ne même pas se souvenir de sa date d’anniversaire.

« Ah, Kleman. Alors… C’est… C’est compliqué. »

Il n’y avait pourtant pas grand-chose de compliqué dans leur relation. Ils avaient gravi les montagnes de l’amitié mais maintenant qu’ils étaient de nouveau dans la vallée, ils semblaient incapable de retrouver les hauteurs d’avant. Il y avait quelque chose de fascinant dans les relations humaines : cette capacité à pouvoir évoluer, dans un sens comme dans l’autre, à une vitesse fulgurante mais aussi à stagner pendant une éternité. Thea tapota distraitement ses doigts contre la céramique de sa tasse. Le silence d’Ava l’invitait à trouver ses mots sans pression. Thea avait le sentiment qu’Ava pouvait rester silencieuse pendant un long moment.

« C’est comme s’il y avait une sorte de fossé entre nous. On a beau tendre nos bras le plus loin possible, on a pas envie de tomber dans le ravin, tu vois ? »

La métaphore était étrange. Thea fronça le nez. Ava resta silencieuse.

« Quand on était petits, on s’est liés sur nos trauma communs. Nos parents ingrats, par exemple. On a grandi et on avait envie de brûler le monde. Puis on a été séparé. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir moins envie de brûler le monde et lui encore plus qu’avant. On s’en veut pour des choses sans vouloir les dire. On essaie de retrouver nos marques mais… mais c’est pas pareil qu’avant. Mais je crois qu’il veut aussi retrouver nos marques ? Je ne sais pas… »

Thea soupira. N’était-il pas temps de rajouter une nouvelle métaphore tordue à cette description ? Bien évidemment.

« Il y a une époque où je pouvais lire en lui comme un livre ouvert. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il est écrit dans une autre langue. »

Le silence dura jusqu’à qu’un bruit de verre dans la pièce d’à côté les fasse sursauter toutes les deux. La voix d’Elayne suivit rapidement, criant un “TOUT VA BIEN” qui sonnait un peu faux. Ava se leva mais Elayne hurla de nouveau que tout allait bien et qu’il ne fallait pas sortir de la chambre. Ava se rassis.

« Doooonc… tu vis avec ta tante depuis combien de temps ? »

Ava s’interrogeait sur ce que sa tante avait bien pu casser lorsque la question de Thea vint la prendre de court. Décidément, Thea était championne lorsqu’il s’agissait de poser des questions embarrassantes à Ava ! Même si elle était embarrassée par les questions personnelles, Ava ne pouvait empêcher son cœur de battre un petit peu plus fort. Il y avait une différence entre avoir des conversations fades et des conversations profondes, et il y avait quelque chose de réconfortant à savoir que Thea voulait sincèrement en apprendre plus sur elle, quitte à avoir en face d’elle des informations pas très glamour. Avec les anciens amis qu’elle avait pu avoir, on l’interrogeait surtout sur les limites de son pouvoir ou ce qu’elle avait pu faire avec jusque là. En y réfléchissant un peu plus, il y avait une certaine perversité malsaine dans les questions qu’on lui posait quand elle avait quatorze ans. Thea, aujourd’hui, semblait s’intéresser sincèrement à qui était Ava, pour de vrai.

« Depuis trois-quatre ans maintenant. Ava fit une pause. Thea ne précipita pas sa réflexion. Je ne parle plus à ma mère. Elle a… Elle a dépassé les bornes un jour et ma tante m’a recueillie. Depuis, j’ai pris de la distance. Nouvelle pause. Inspiration. Ely s’approche plus d’une mère que tout ce que j’ai pu avoir jusqu’ici. »

C’était la première fois qu’Ava parlait à voix haute de tout ça à quelqu’un. Elle n’osait pas regarder Thea dans les yeux et fixait plutôt dans le vide en s’arrachant de la peau autour de ses ongles. Peut-être qu’elle en avait trop dit. Peut-être qu’elle aurait dû se taire. Peut-être qu’elle avait cédé trop vite à la perche tendue par Thea. Peut-être que Thea n’avait aucunement envie d’en savoir autant. Peut-être cherchait-elle juste un sujet de conversation au pif et ne s’attendait pas à ce genre de réponse. Ava regretta d’en avoir dit autant. Pouvait-elle changer de sujet ou le mal était-il fait ?

« Ma mère a préféré aller en prison toute sa vie plutôt que m’élever donc… Donc je compatis, quoi. Petite pause. Ava leva les yeux vers Thea qui souriait tristement. Highfive entre meufs qui ont des mères pourries ? »

Ava sourit à son tour. Un sourire à la fois triste, compatissant et reconnaissant. Elle se pencha en avant pour taper dans la main de Thea, scellant ainsi le pacte invisible qui les liait. Ava avait l’impression qu’un nouveau lien se créait entre elles. Le point commun n’était pas fameux mais la relation semblait… sincère ? Peut-être qu’elle se méprennait mais Ava choisit de faire taire la voix désagréable qui lui sifflait dans les oreilles que Thea allait lui faire à l’envers. Thea n’était pas au Camp Jupiter. Thea n’était pas à la Colonie. Thea représentait quelque chose d’autre. Quelque chose où Ava n’avait pas besoin de faux-semblant.

Pendant un court instant, alors qu’elles mangeaient les derniers cookies en silence, Ava s’interrogea sur leurs mères. Aurait-elle vécu plus heureuse avec une mère absente ? Thea aurait-elle évolué différemment si sa mère avait plus présente, quitte à être aussi désagréable que la sienne ? Ava s’imagina, pendant un court moment, un univers où Thea et Ava faisaient un highfive des mères géniales. Des mères présentes mais pas trop. Des mères qui préparent des chocolats chauds à leurs filles et leurs invitées. Une mère cool.

Ava reposa sa tasse après avoir bu ce qu’il restait de chocolat chaud au même moment qu’Ava. Un nouveau lien. Une étincelle de complicité. Ava sourit.

« Tu m’as jamais raconté la fin de ta quête au fait… »

Thea reprit le récit de sa quête avec passion. Où est-ce que j’en étais déjà ? Elle ne savait plus mais ce n’était pas grave, elle n’avait qu’à retourner au raton-laveur car elle était sûre d’être déjà passé par là. De nouveau, un petit sourire perça le visage impassible d’Ava et cela enhardi Thea. Comment résister à l’appel du public lorsque celui-ci répondait aussi bien ? Bien sûr qu’elle allait continuer à faire de grands gestes et à se servir de sa chaise comme d’une estrade pour sa prestation. Comment pouvait-elle raconter cette incroyable quête autrement, sinon ?!

La conversation changea de sujet lorsqu’Ava interrogea Thea sur ses compétences guerrières. Avec plus d’humilité, Thea confia qu’elle prenait des cours particuliers avec une maître d’arme de la Colonie, une fille d’Arès nommée Alexis. Thea fut surprise d’apprendre qu’Ava connaissait la grecque de nom et encore plus lorsqu’Ava lui confia à son tour suivre des cours particuliers, d’autant plus avec Priam Lancaster - n’était-il pas une légende vivante ? Thea était absolument ravie de la tournure de la conversation.

Pendant longtemps, Thea avait vu Ava comme une légionnaire type : froide, impressionnante, charismatique, effrayante. Elle connaissait les pouvoirs de la Centurion et toute la réputation qui allait avec mais des voix plus discrètes disaient qu’Ava était du genre à prendre la défense des plus faibles et qu’elle utilisait majoritairement ses pouvoirs pour venger sa cohorte. Ce fut pour cette raison que Thea s’intéressa en premier à Ava. Maintenant qu’elle découvrait de nouvelles nuances à sa personnalité, Thea en était certaine : Ava était adorable. Toujours forte et impressionnante et charismatique mais aussi humaine, sensible et sympathique.

« Ça fait quoi d’être Centurion ? »

Ava fronça légèrement les sourcils et prit le temps de répondre. Thea avait toujours vu le rôle de Centurion comme étant le rôle pesant d’un leader charismatique, plus proche de la divinité que du mortel. Mais puisqu’Ava se tenait devant elle, assise en tailleur sur sa chaise de bureau, Thea pouvait conclure que le rôle de Centurion ne rendait pas divin. Ava était définitivement humaine, dans toutes ses nuances.

« Ça fait beaucoup de paperasse. »

Thea cligna lentement des yeux à plusieurs reprises. Elle s’était attendue à beaucoup de réponses de la part d’Ava. De la plus sarcastique à la plus pessimiste. Ça inspire le respect. Ça fait chier. Ça permet de revoir ses priorités. Ça nous prépare à la vie d’adulte. Ça nous fait perdre des heures de sommeil. Toutes ces réponses étaient prévisibles. La réponse d’Ava, elle ? Elle fit éclater de rire Thea.

« Désolée, je m’attendais pas à cette réponse. Ça consiste en quoi du coup, ce rôle ? »

Thea était un spectacle vivant à elle toute seule. Tout ce qu’elle disait, Ava le croyait. Elle aurait pu lui dire que la lune était bleue ce soir, qu'Ava n’aurait même pas été vérifier, prenant chacune de ses syllabes comme acquises. Ava se demandait si Thea n’avait pas mal interprété le symbole au-dessus de sa tête. Était-elle vraiment la fille du dieu des voleurs et non pas celle du dieu du soleil ? Tout ce charisme était-il vraiment naturel ou bien lui avait-on menti sur la marchandise ? Il y avait quelque chose d’effrayant à se dire que tous les pouvoirs qu’elle pourrait hériter, son charisme et son talent d’oratrice lui venaient naturellement sans qu’aucune goutte d’ichor ne puisse altérer ça.

La conversation se fit plus calme lorsque Thea termina son récit. Les échanges furent de nouveau plus proches de l’intime bien qu’aucune mention de leurs génitrices ou des fêlures dans leurs amitiés ne fut faite. Elles échangèrent des banalités sur leur quotidien, sur leur routine, sur les entraînements personnalisés, sur leur façon de tenir un glaive et sur les monstres qui vivaient dans le vaste monde. Ava réalisa à ce moment le chemin qu’elle avait parcouru depuis ses débuts en tant que Centurion. Elle qui avait perdu tous ses moyens face aux monstres du Labyrinthe avait pu, sans hésitation, couper la tête d’une drakaina qui avait croisé sa route un peu avant l’été, lorsqu’elle était en mission de reconnaissance. Priam avait tenu sa promesse, finalement.

Lorsque la conversation dériva sur le fait d’être Centurion, Ava prit le temps de répondre. Il y avait des réponses toutes faites qui sortaient en fonction de qui lui demandait mais il s’agissait ici de Thea, de quelqu’un qui, malheureusement, ne mettrait jamais les pieds au Camp Jupiter. Ava lui devait bien la vérité, la seule et l’unique, celle dénuée de tout mensonge et de tout artifice.

« Ma tâche principale c’est de faire des plannings. Les cours ont des horaires plutôt fixes en fonction des niveaux mais les entraînements de groupes, les jeux de guerre, les tours de garde et autres corvées, c’est à moi de le faire. La plupart du temps, je reprends les plannings types faits par d’autres Centurions avant moi mais il y a toujours des exceptions. »

Ava lui parla longuement de toutes ces personnes qui ne pouvaient pas rentrer dans des plannings types, ceux qui avaient trop de punition, ceux qui suivaient une autre formation comme guérisseurs ou messagers ou encore ceux qui n’avaient plus aucun cours obligatoire. Ava montra à Thea sa nouvelle application qu’elle compara à toutes les feuilles qu’elle avait dans un classeur.

« Pourquoi Clayton est dans la liste des cas spéciaux ? »

Ava se mordit l’intérieur de la joue. Pourquoi était-il dans la liste des cas spéciaux ? Ava bafouilla une vague excuse à propos des punitions mais ce n’était pas tout à fait vrai : Clayton ne se faisait pas souvent prendre et n’avait donc aucune raison d’être plus spécial qu’un autre. Non, la véritable raison : Ava faisait en sorte qu’ils ne soient jamais au même endroit en même temps. De cette façon, elle pouvait tranquillement l’éviter sans problème. Certains appelleraient ça le destin, d’autres l’auto-sabotage. Ava, elle, appelait ça avoir le contrôle de la situation.

« On fait toute une montagne du rôle de Centurion mais pour peu que tu arrives à prouver à ta cohorte que tu veux leur bien, c’est pas difficile. Sauf quand il y a des embrouilles entre deux légionnaires, là il faut que tu passes en mode médiateur et c’est vraiment chiant. Le reste du temps, avec une bonne organisation, tout est faisable. »

Ava avait beau dire tout ce qu’elle voulait sur sa condition de Centurion, elle aimait clairement être à cette place. Jamais Thea ne l’avait entendue aussi bavarde qu’à cet instant. Elle la perdit dans la subtilité du poste tant elle était passionnée par ce qu’elle disait. Ava aurait juste pu dire “C’est plein d’administratif mais une fois qu’on gère ça va. La partie médiateur est pas super.” et tout aurait été pareil. Mais non, maintenant Thea savait comment marchait l’application des plannings et se sentait plutôt heureuse de ne jamais être Centurion. Ce genre de choses aurait demandé beaucoup trop d’organisation et Thea aurait été perdue à l’étape numéro 1.

La conversation continua pendant un moment. Les sujets défilèrent plus vite que la musique, musique dont était fan Ava puisqu’elle lui présenta toute sa collection de CD. Jamais Thea n’en avait vu autant mais il fallait dire que sa génération était plutôt dans la team dématérialisé, en général. Sauf Clem lorsque ça concernait les DVD qu’il collectionnait comme un dragon collectionnait les trésors. Certains étaient toujours sous blister et Thea avait eu l’audace une fois d’en ouvrir “pour lui faire plaisir” et ne réussit à se sortir de la crise qui suivit que grâce à son charme.

Alors qu’Ava se perdait dans la contemplation de sa propre collection, à la recherche d’un CD en particulier, Thea se pencha sur les notes d’Ava et attrapa le papier où elle avait vu le nom de Clayton. Comme elle s’en doutait, tous les autres noms avaient une justification cohérente en face, sauf lui. Lui n’avait le droit qu’à un “parce que” aussi expéditif que parlant. Thea sourit et rangea la feuille comme si de rien n’était puis s’appprocha d’Ava qui venait de trouver son trésor. S’ensuivit une heure d’écoute d’un album dont Thea ne se souvenait même plus du nom mais dont les notes étaient à la fois mélancoliques, romantiques, rock et un peu pop. Il y avait quelque chose de particulier à découvrir Ava sous cette facette - pas celle amoureuse de la musique, mais celle amoureuse tout court. Ses livres, dont elle avait évité d’épiloguer dessus, semblaient pour la plupart être de la romance. La couverture de celui sur table de chevet montrait clairement un homme à moitié nu.

And I've never loved a darker blue
Than the darkness I have known in you, own from you
You, whose heart would sing of anarchy
You would laugh at meanings, guarantees, so beautifully
When our truth is burned from history
By those who figured justice in fond memory, witness me
Like fire weeping from a cedar tree
Know that my love would burn with me
We'll live eternally

Ava était une grande romantique et cette simple idée emplissant Thea d’une joie incommensurable. Elle allait devoir jouer les entremetteuses. Non, elle ne pourrait pas. Si, elle devait ? Non, surtout pas. Mais Clayton… Non, Thea ne pouvait pas s’en mêler. Mais Clayton allait forcément faire du mal à Ava sans s’en rendre compte, cet abruti. Oui. Non. Bon, peut-être qu’elle s’en mêlerait. Un tout petit peu. Pas trop. Si Clayton s’avérait être le choix idéal, évidemment. Il faudrait qu’elle mène l’enquête. Juste un peu. Pour savoir.

Ava se laissait bercer par les notes de musique et se perdit dans le labyrinthe de ses propres pensées. Elle n’aurait pas l’énergie d’avoir tous les dimanches quelqu’un chez elle, il fallait être honnête. Elle n’avait pas avancé sur ses plannings, elle s’était nourrie uniquement de cookies et de chocolat chaud, et Elayne était étrangement silencieuse depuis trop longtemps. Néanmoins, ce dimanche-là avait offert une bouffée d’air frais à Ava qui se délectait de cette sensation de chaleur l’enveloppant. Elle avait pu parler de sujets qui lui tenaient à cœur, elle avait des bouts de ses cicatrices sans en ressentir de honte, elle avait rigolé et elle avait été sérieuse. Il y avait quelque chose chez Thea qui la faisait se sentir écoutée, qui la faisait se sentir importante telle qu’elle était. C’était une sensation aussi effrayante que grisante. Effrayante car Ava était terrifiée du retour de bâton et grisante car elle avait l’impression de connaître la véritable saveur de l’amitié.

La voix d’Hozier continuait d’emplir la pièce à mesure qu’Ava réalisait à quel point cette journée lui avait fait du bien. Combien le retour du Club Mydh l’avait pesé et combien elle avait finalement besoin de ses pairs, peu importe à quel point elle essayait de se noyer dans la solitude. Bien sûr qu’elle avait besoin d’être seule à des moments mais il y avait visiblement une limite à tout et Ava l’avait atteint depuis trop longtemps. La pression sur ses épaules s’était relevée et Ava, pour la première fois depuis quelques semaines, n’appréhendait pas son retour au Camp Jupiter.

Elayne toqua à la porte et Ava l’invita à rentrer.

« Ce soir, on avait prévu d’aller faire un cinéma avec Ava. C’était faux. Tu veux venir avec nous ? »

Ava plissa des yeux et tenta de capter le regard de sa tante mais celle-ci se contentait de fixer Thea avec l’air le plus innocent du monde. Finalement, après un faible “Je voudrais pas m’imposer”, Thea accepta l’offre. Ava prit conscience que parfois Elayne agissait comme une sorte de bonne fée. Une bonne fée un peu envahissante et qui tente de faire de la télépathie avec sa nièce mais une bonne fée qui ne voulait que son bien-être. Lorsqu’Ava enfila ses bottes et que Thea se rendit dehors pour attendre, Ava fit une brève étreinte à sa tante.

« Merci, grosse mytho. »

Puis, sans un mot de plus, Ava rejoignit Thea dehors.