8:30

Petit-déjeuner, OK. Tenue, OK. Speech de bienvenue, OK. J’avais tout anticipé. Cela ne faisait que quelques mois que j’avais pris poste à la Colonie et je souffrais déjà de la pression qu’incombait mes responsabilités. Apollon, mon père, me reléguait toutes les plus basses besognes de ses fonctions. J’aimais ça à vrai dire. J’aimais être occupée et savoir que mon temps était consacré à quelque chose de plus grand que moi. Aujourd’hui, il m’avait confié la tâche d’accueillir une nouvelle arrivée. Je ne savais pas grand chose d’elle alors comprenez mon appréhension. J’avais appris avec le temps que la première impression était toujours décisive pour chacun d’entre nous. La chaleur d’un lieu, la bienveillance de celleux qui nous invitent. Tout ça, revêtait d’un aspect primordial nous permettant de nous sentir bien.
Sur la route, je voyais défiler les bungalows, replongeant dans mes souvenirs les plus lointains, ceux de mon arrivée ici. Je n’étais qu’une enfant perdue sur une route de malentendus et de mésaventures. J’ai mis du temps à comprendre ce qu’il m’arrivait et à quel point je n’avais pas à me méfier des gens ici. Ce n’était pourtant pas ma nature la méfiance mais en sachant désormais à quel point le fil de la destinée d’un demi-dieu est empli d’inattendus, je comprenais maintenant ma réticence passée. Pour elle, c’était différent, elle savait déjà qui elle était. Peut-être est-ce que cela serait encore plus difficile ? Je n’en savais rien. C’est pour cela que j’avais décidée de l’accueillir du mieux que je pouvais. Espérant qu’elle puisse s’intégrer immédiatement aux autres pensionnaires et se sentir chez elle sans aucune pression.

J’ai pris une grande inspiration.

8:55

Comme à mon habitude, lorsque j’étais anxieuse, j’étais toujours en avance. Je me tenais désormais sur le parvis de la grande-maison où j’avais rendez-vous avec la nouvelle arrivée. Mon plongea sur la fiche de liaison que j’avais composée pour chaque demi-dieu ; nouveau ou ancien. Anthea Osborn-Campbell, dix-sept ans, fille d’Hermès. C’était sûrement la quinzième fois que je la lisais, comme si j’espérais trouver entre ces lignes la réponse à mon angoisse ; « Comment faire pour qu’un demi-dieu au passé troubler se sente immédiatement à sa place dans une colonie remplie de jeunes adolescents indisciplinés ? ». Dit comme ça, ça semblait presque improbable. Je savais bien à quel point les adolescents pouvaient parfois être odieux les uns envers les autres. Je savais aussi qu’ils pouvaient être d’une grande sagesse. Bien plus que nous, adultes.
J’ai rangé ma fiche de liaison. C’était peut-être un peu trop protocolaire. Jeté un coup d’œil à ma montre.

9:00

Il était l’heure. J’ai réalisée que je ne savais même pas à quoi elle ressemblait. Panique instantanée.

Thea écoutait d’une oreille distraite ses camarades de bungalow remuer et se préparer pour leur journée. Il y avait quelque chose de complètement irréel à être là, à la Colonie grecque, tout en sachant que son meilleur ami d’enfance se trouvait non loin d’elle. Elle n’avait qu’une envie : être dans son bungalow à lui pour lui parler, pour qu’il lui raconte tout ce qu’elle avait manqué, comment il allait, qu’elle écoute le son de sa voix encore et encore.

Ce n’était évidemment pas ce qui était prévu. Une fois que toute la Colonie était au courant que la fille qui n’était ni romaine ni grecque venait de se faire revendiquer par Hermès, Chiron avait décidé qu’elle était un peu sous sa responsabilité jusqu’à son retour à la Nouvelle-Rome. Il l’avait donc foutue dans le bungalow des Hermès et lui avait donné un planning qui ne l’inspirait vraiment pas. Son séjour ici aurait dû être rapide mais tant que Clément ne rentrait pas de lui-même, elle était coincée ici. Et puisque son frère adoptif était persuadé que Thea allait adorer la Colonie, il avait décidé de rester au moins la semaine. Thea avait envie de s’arracher les cheveux.

Lorsque l’eau froide des douches recouvrit sa peau, Thea comprit pourquoi ses camarades de bungalow se pressaient autant le matin : l’eau chaude n’était pas pour les lève-tard. Agacée par cette Colonie qui, jusque-là, ne lui avait offert qu’une crise existentielle, un lit inconfortable et de l’eau froide, Thea ne tarda à pas quitter l’environnement humide et poisseux des douches pour se retrouver dans l’espèce de cantine extérieure bruyante et puante. L’envie de s’arracher les cheveux ne la quittait pas.

Lorsque sonna neuf heures, heure à laquelle chacun vaquait à ses occupations, Thea se traîna jusqu’à la Grande Maison. Elle en admira l’architecture pendant quelques secondes avant de remarquer une blonde qui attendait sur le perron. Thea regarda une nouvelle fois son planning sur lequel elle déchiffrait le nom de « Charlie » avant de soupirer. Les yeux de l’inconnue s’illuminèrent lorsqu’elle croisa le regard de Thea qui ne put qu’afficher une mine polie en s’approchant. Charlie n’avait sûrement rien demander et ne méritait pas la mauvaise humeur de Thea.

Lorsque les deux jeunes filles se retrouvèrent l’une face à l’autre, Thea lui tendit une main en guise de salutations. Que pouvait-elle faire d’autre ? Elle ignorait tout des coutumes grecques. Peut-être qu’ici, à l’image des européens, les pensionnaires aimaient coller leurs joues entre elles en faisant des bruits de succion – ce qui était impensable pour Thea.

« Charlie, je suppose ? Enchanté. »

Sans céder la place à la panique qui attentait à mon esprit, j’étais venu à bout de tout a priori après avoir attendue l’heure fatidique. Voyant défiler devant moi tout ces jeunes demi-dieux qui me saluaient ou m’ignoraient. Peu m’importait, le point du jour était à Thea. Elle est arrivée devant moi, me tendant sa main que j’ai directement empoignée. Elle ne semblait pas savoir plus que moi comment s’y prendre pour les salutations. Mon statut me faisait parfois oublié que devant moi se trouvait des êtres aussi humains que je l’étais moi-même, pleins de failles et d’appréhensions. Je dois avouer que d’une certaine manière, ça m’a directement calmée. C’était là toute la subtilité de ma fonction, ce pourquoi j’envisageais avec une impatiente timidité d’être confronté à tout ces pensionnaires, je devais me montrer aussi humaine qu’ils l’étaient, je devais être pour eux le parent qu’il leur manquait. Un soutien constant et intarissable qui les amènera à vivre leur passion ici, à trouver la vie au camp plus simple et agréable.

« Charlie, je suppose ? Enchanté. »

« Dans le mile ! Enchantée. Tu dois être Thea ? Apollon m’a confié la tâche de te guider pour tes premiers jours à la Colonie. J’imagine que tu as déjà pu visiter un peu les lieux. J’espère que tu aimes bien, ça change un peu de la Nouvelle-Rome, j’imagine. »

Je lui ai fait signe de me suivre, l’objectif du jour était de découvrir les lieux de la Colonie. Tant de splendeurs que j’arrivais encore à voir à travers les yeux de la fillette que j’étais. Ça paraissait si loin et pourtant, tout avait encore plus ou moins la même saveur. L’appréhension, l’émerveillement, la stupeur, tout était pareil tant qu’il y avait de nouvelles personnes. C’était eux, les pensionnaires, qui faisaient la beauté de ces lieux. La vie qu’ils créaient et renouvelaient sans cesse n’est due qu’à l’énergie si pure et intense qu’ils propageaient et faisaient s’assimiler à la Colonie. Leur force vorace et leur envie d’être ici — pour la plupart, rendait à cette colonie toute sa beauté. Chez Thea, je ne ressentais pas encore cette forme d’engouement. Son parcours particulier avait dû lui donner bien plus d’appréhensions que n’importe quel autre nouvel arrivant. Ça rendait la tâche encore plus difficile. Malgré tout, je ne perdais pas espoir parce que je savais qu’ici, tous avaient une place et que tous pourraient un jour se sentir comme à la maison.

« Et si tu m’en disais plus sur toi pendant qu’on marche ? »

Après tout, il fallait bien commencer par quelque chose. J’estimais que la meilleure introduction possible à chaque conversation était de connaître son locuteur. C’était aussi la raison pour laquelle j’étais là aujourd’hui. Pour que cette fille me parle d’elle. Ce n’était pas de la curiosité mal placée. Non, loin de là. Je voulais savoir qui elle était, qu’est-ce qu’elle aimait, qu’est-ce qui la faisait vibrer. C’est comme ça que j’allais l’accompagner au mieux dans son séjour, aussi difficile soit-il.

« Dans le mile ! Enchantée. Tu dois être Thea ? Apollon m’a confié la tâche de te guider pour tes premiers jours à la Colonie. J’imagine que tu as déjà pu visiter un peu les lieux. J’espère que tu aimes bien, ça change un peu de la Nouvelle-Rome, j’imagine. »

Thea avait toutes les peines du monde de ne pas soupirer. Charlie agissait comme si Thea allait vivre à la Colonie mais il en était tout simplement hors de question. Quant à avoir déjà visiter les lieux… Oui, Thea avait déjà un peu le tour de la propriété, surtout les écuries dans lesquelles elle avait pleuré toutes les larmes de son corps en retrouvant son meilleur ami d'enfance. Évidemment, Thea ne s’épancha pas sur ses premières impressions de la Colonie mais ne grogna pas non et suivit Charlie docilement. Elle haussa légèrement les épaules comme preuve qu’elle écoutait mais Charlie ne la regardait pas, donc cela n’avait pas grand intérêt.

« Et si tu m’en disais plus sur toi pendant qu’on marche ? »

Thea hésita quelques secondes. Elle pouvait tout à fait écouter sa mauvaise humeur et sortir la pire version de sa propre histoire, celle qui faisait écarquiller les yeux et lui valait des regards de pitié. Avec cette version, Thea aurait été certaine de plomber un peu le morale de Charlie, ce qui aurait probablement remonté un peu celui de Thea. Une petite voix dans sa tête (sa raison, son empathie, sa sagesse, appelez ça comme vous voulez) lui soufflait que ce n’était pas la meilleure des approches.

« Oh. Eh bien, cela fait quelques années que je vis à la Nouvelle-Rome avec ma famille adoptive. »

Thea hésita. Il y avait chez Charlie quelque chose d’assez lumineux, que ce soit dans sa façon de la regarder ou de l’écouter ou même de marcher, qui lui donnait envie de faire quelques efforts supplémentaires.

« Je n’ai jamais été appelée par Lupa donc je me suis occupée autrement. Je m’entraîne un peu par ici, je m’occupe d’un refuge par là. Je suis assez touche-à-tout, en soit. »

Thea utilisait un ton léger comme si l’absence d’appel de Lupa n’avait pas été la source de toutes ses angoisses au cours des dernières années. De nouveau, elle haussa les épaules comme si tout ceci n’était rien du tout - en tout cas rien d’important, rien qui comptait pour de vrai. Tout au plus une anecdote parmi tant d’autres. Thea préféra renvoyer rapidement la balle pour ne pas s’épancher sur ses émois.

« Et toi ? Comment on devient Assistante d’Apollon ? »

« Oh. Eh bien, cela fait quelques années que je vis à la Nouvelle-Rome avec ma famille adoptive. » J’avais sentie l’hésitation chez Thea, décidant de l’ignorer pour me concentrer sur ce qu’elle disait. « Je n’ai jamais été appelée par Lupa donc je me suis occupée autrement. Je m’entraîne un peu par ici, je m’occupe d’un refuge par là. Je suis assez touche-à-tout en soit. »

Tout ça, je le savais déjà plus ou moins. Thea ne me confiait rien de bien profond. J’avais sûrement besoin de gagner sa confiance avant ça. Par expérience, je savais ô combien il était difficile d’être ballotté d’un endroit à un endroit, sans jamais se sentir à sa place. Je ne pouvais pas vraiment imaginer ce que ressentait Thea aujourd’hui sortie du monde qu’elle s’était elle-même construite à la Nouvelle-Rome. Cette fille avait sûrement dû mettre du temps à trouver un équilibre là-bas. Je m’efforçais toutefois de me faire une idée de ce qu’elle pouvait ressentir. Ma nature profonde m’interdisait de passer outre son mal être ; qu’il soit ici ou ailleurs. Pour elle, pour la Colonie, je n’avais pas le droit d’échouer sur cette mission.

Certains penseront que la pression que je m’infligeais n’en valait peut-être pas la peine, qu’il aurait été plus facile de laisser repartir cette fille à la Nouvelle-Rome, son foyer. C’était sûrement d’ailleurs ce qu’elle désirait, pourtant, elle était là aujourd’hui à mes cotés et son séjour, peu importe sa durée, je voulais qu’il soit le plus agréable possible. Peut-être, ici, pourra-t-elle trouver la paix intérieure qui semble lui manquer. Quoiqu’il en soit, je serai là pour l’aider, peu importe ce qu’elle choisira et ça, je devais lui montrer.

« Et toi ? Comment on devient Assistante d’Apollon ? »

J’ai plongée mon regard sur le profil de Thea qui évitait de me regarder. C’était presque comme si je ne pouvais rien lire, comme si je regardais la toile d’un tableau vide de toute volonté. Une pièce confectionnée par un artiste avide de garder pour lui ce qu’il avait voulu exprimer. En art, c’était la nature d’une oeuvre de mauvaise qualité. Dans le monde social, c’était la nature de ceux qui voulait se protéger. Parfois, j’aimerai que les Hommes soient des oeuvres.

« Je sais que c’est pas facile de voir tout ce qu’on connaît bouleversé par des événements qui sont hors de notre contrôle. Je ne sais pas pourquoi, ni comment, tu t’es retrouvée ici et si tu ne veux pas en parler, libre à toi. Pourtant, je veux que tu saches que si tu as besoin d’être écoutée, je serai là. »

Je ne répondais pas vraiment à la question qu’elle venait de me poser. Moi aussi, je n’aimais pas forcément trop parler de moi. Je n’étais pas devenue assistante de mon père pour cela. C’était plutôt son rôle à lui que de se vanter. Moi, j’étais là pour écouter, comprendre et guérir. Même si, d’Apollon, je n’avais hérité d’aucun don médical, j’avais pour intérêt le bien être des autres.

« Pour répondre à ta question, j’ai beaucoup voyagé mais arrive un moment où on se rend compte qu’on est mieux près de ceux qu’on aime. C’est pour ça que je suis revenue et je suis devenue l’assistante de mon père. J’espère que toi aussi, un jour, tu comprendras ce que je ressens pour ces lieux. »

Mon visage s’est illuminé d’un sourire que je souhaitais emplis de réconfort et de bienveillance. Ce même réconfort, cette même bienveillance que je souhaitais lui partager.

Charlie avait cette étincelle dans le regard, cette façon toute particulière de la fixer qui signifiait « je vois clair dans ton jeu, jeune padawan ». Thea n’arrivait pas à comprendre encore tout à fait les sensations que lui provoquaient Charlie Entre admiration et frustration.

« Je sais que c’est pas facile de voir tout ce qu’on connaît bouleversé par des événements qui sont hors de notre contrôle. Je ne sais pas pourquoi, ni comment, tu t’es retrouvée ici et si tu ne veux pas en parler, libre à toi. Pourtant, je veux que tu saches que si tu as besoin d’être écoutée, je serai là. »

Charlie avait opté pour une attaque dissimulée, une façon de dire « je ne suis pas stupide mais je ne suis pas une bourrine non plus », laissant à Thea son libre arbitre concernant la direction qu’allait prendre leur relation. Il y avait quelque chose de presque sororal dans cette approche qui n’était pas sans rappeler Zoé, sa demi-sœur adoptive. Elles ne se voyaient pas souvent mais Zoé ne se laissait jamais impressionner par les courbettes agiles de Thea pour se cacher derrière son masque lorsqu’elle avait des choses à dissimuler.

« Pour répondre à ta question, j’ai beaucoup voyagé mais arrive un moment où on se rend compte qu’on est mieux près de ceux qu’on aime. C’est pour ça que je suis revenue et je suis devenue l’assistante de mon père. J’espère que toi aussi, un jour, tu comprendras ce que je ressens pour ces lieux. »

Charlie maniait tout un arsenal. Cette fois, elle avait utilisé la carte « je me confie à moitié mais pas tellement pour que tu te sentes à l’aise ». Thea ne pouvait pas nier l’efficacité de cette technique. Il y avait une aura tellement bienveillante autour de Charlie qu’elle avait envie d’ouvrir son sac là maintenant pour sentir le doux manteau de compassion sur ses épaules – Charlie semblait être du jour à déborder d’empathie.

« Je ne pense pas passer tout mon temps ici, tu sais. »

La vérité était sortie d’elle-même. Thea ne cherchait pas à se convaincre elle-même mais bien à convaincre les gens autour d’elle. Oui, elle avait été revendiquée comme grecque mais non, sa vie resterait romaine. La Nouvelle-Rome était devenu son foyer et il était hors de question qu’elle recommence à zéro. Elle viendrait ici pour voir Kleman et ce serait tout.

Thea réalisa que le ton qu’elle avait employé avait été légèrement agressif, comme si elle se servait de ces mots pour se protéger elle-même – ce qui était le cas, dans un sens. Cependant, elle réalisa qu’elle ne voulait pas pour autant faire du mal à Charlie d’une quelconque façon – que ce soit dans le rejet de la Colonie ou dans sa façon de parler.

« Mais montre-moi tes endroits préférés et je saurai où aller lorsque je viendrais en visite. »

Thea tenta un sourire bienveillant mais la fatigue qu’elle ressentait lui murmurait qu’elle devait avoir juste l’air ridicule. Ses lèvres devaient plutôt se courber dans un rictus gêné et maladroit. Tant pis, ce serait le mieux qu’elle pourrait faire pour l’instant.

« Je ne pense pas passer tout mon temps ici, tu sais. »

Thea n’était pas la personne la plus parlante que j’ai connue. Tout au contraire, j’avais tendance à être une vraie pipelette. Je me surprenais parfois à penser que je parlais trop. C’était ce sentiment que j’éprouvais avec Thea. Vous savez cette sensation paradoxale d’en dire trop et pourtant pas assez. Je ne pouvais pourtant pas être plus transparente avec elle, au risque d’heurter sa sensibilité. Pourtant, ma curiosité m’amenait à vouloir pousser la discussion encore plus loin. Je ne saurai pas comment expliquer cela, c’était presque plus fort que moi.

Peu importait au final si elle allait rester ou partir, ce qui comptait pour moi c’était le maintenant. C’était ce que j’allais pouvoir lui apporter. Ce qu’elle allait pouvoir conter lorsqu’elle retournerait à la Nouvelle-Rome. Conter à elle-même, en se disant qu’elle avait, au moins, été bien reçue. Qu’elle s’était sentie bien quelque part.

Je n’allais pas me laisser surpasser si facilement. J’ai souris à sa réponse. Écoutant attentivement ce qu’elle avait à me dire. Même si c’était peu, c’était déjà ça. Je ne voulais pas m’avancer à lire entre les lignes, à fantasmer une personne qu’elle n’était pas. Elle n’était finalement que ce qu’elle me disait d’elle. Cette la façon la plus stable de la connaître. La façon la plus saine d’apprendre d’elle et de m’enrichir à ses cotés. Parce que Thea, c’était aussi ça, c’était aussi une de mes premières pensionnaires à accueillir, une des premières personne que j’avais à accompagner sur ces terres dévasté par la désillusion du monde que nous ont offert — ou pas, nos parents.  

« Mais montre-moi tes endroits préférés et je saurai où aller lorsque je viendrais en visite. »

Mes endroits préférés ? Quels étaient-ils ? À y réfléchir, je n’en avais pas vraiment eu tout ce temps. C’est vrai. Lorsque j’étais loin je fantasmais la colonie sans vraiment savoir où j’irai lorsque je reviendrai. Je pense que nos endroits préférés étaient toujours ceux que l’on cache le plus. Que l’on garde précieusement comme des mystères car ils nous permettent, juste le temps d’un instant, de nous éloigner de la réalité. Quel endroit m’inspirait le plus ça ici ? La plupart des lieux à la colonie étaient très animés. La plupart n’étaient pas des lieux de tranquillité mais de partages. C’était ça aussi que j’appréciais à la colonie, on était jamais réellement seul.

J’ai pensé à un endroit.

« Suis-moi. »

Alors je l’ai emmenée avec moi jusqu’à un coin reculer de la plage. Ce lieu, presque trop reculer pour faire partie de la colonie n’avait rien de particulièrement attrayant. Il était d’une banalité sans nom.

« Lorsque je suis arrivée à la colonie, j’avais l’espoir qu’un jour je ferai carrière dans la musique. Ce que j’ai fait d’ailleurs. » ai-je dit, avec un sourire, le regard perdu sur les vagues qui s’écrasaient contre la cote, mélancolique. « Ce que je veux dire c’est que je rêvais partir d’ici moi aussi. Sûrement pas pour les mêmes raisons que toi. Quoiqu’il en soit je venais ici, j’écrivais mes chansons. Ici, c’est la limite de la barrière. Si tu dépasses cet arbre là-bas, tu es dehors. »

J’ai marquée une courte pause. Plongeant mon regard sur elle, l’observant.

« C’est poétique, tu ne trouves pas ? Aller à la limite, sans jamais n'oser la dépasser. »

La question semblait prendre Charlie au dépourvu. Elle ne réagit pas tout de suite, perdue dans ses propres pensées. Un sourire amusé s’étira sur les lèvres de Thea, ravie d’avoir réussi à calmer l’espace d’un instant l’enthousiasme de la fille d’Apollon.

« Suis-moi. »

Charlie était redevenue Charlie en un battement de cil. Son dynamisme retrouvé, elle traîna Thea dans son sillage, ignorant tous des paysages qui se dessinaient autour d’elles. Tu veux mon endroit préféré ? Tu auras mon endroit préféré semblait-elle hurler en silence. La visite guidée n’en était soudainement plus vraiment une et ce changement ravit Thea.

En l’espace de quelques minutes, le tableau que représentait la Colonie changea du tout au tout. Thea réalisa seulement à ce moment Ô combien les pensionnaires étaient bruyants, à quel point ses sens étaient surchargés depuis qu’elle s’était levée, car enfin, le calme prit le dessus. Comme pour embellir le tableau, une brise chaude vint caresser sa joue. T’as vu, c’est pas si pire, lui murmuraient-on presque au creux de l’oreille.

« Lorsque je suis arrivée à la colonie, j’avais l’espoir qu’un jour je ferai carrière dans la musique. Ce que j’ai fait d’ailleurs. »

Crâneuse pensa Thea, amusée. Il n’y avait-là aucun jugement, seulement de l’admiration. Charlie semblait être de celles qui, une fois une idée en tête, parvenaient toujours à leurs fins d’une façon ou d’une autre. Le genre de personne que Thea admirait, tout simplement.

« Ce que je veux dire c’est que je rêvais partir d’ici moi aussi. Sûrement pas pour les mêmes raisons que toi. Quoiqu’il en soit je venais ici, j’écrivais mes chansons. Ici, c’est la limite de la barrière. Si tu dépasses cet arbre là-bas, tu es dehors. »

Thea suivit des yeux l’endroit pointé par Charlie. Là où la forêt et la plage se mélangeaient. Un frisson remonta le long de son échine, lui rappelant la dernière fois qu’elle avait été en-dehors des protections octroyées par la Nouvelle-Rome ou la Colonie. Thea regardait cet arbre qui semblait l’appeler autant que la repousser. Est-ce qu’elle sentirait quelque chose de différent si elle dépassait cette limite ? Est-ce qu’elle serait capable de faire face à un monstre aujourd’hui ?

« C’est poétique, tu ne trouves pas ? Aller à la limite, sans jamais n'oser la dépasser. »

Thea comprenait l’attraction que représentait cette limite. Elle-même sentait la tension frémir dans tout son être. Tentation et répulsion faisaient jaillir en elle une myriade d’émotions différentes.

« C’est en effet quelque chose… »

La voix de Thea n’était qu’un murmure. Parlait-elle toute seule ou bien répondait-elle à Charlie ? Thea secoua la tête pour s’ancrer dans la réalité et quitta des yeux cette terrible limite. Elle reporta son attention sur Charlie sans pour autant la regarder en face.

« Ça fait quoi, de sortir après tout ce temps protégée ? Est-ce que… Thea se sentit stupide. Pour autant, elle n’arrivait pas à se défaire de ses questionnements. … ça fait peur ? Les monstres sont toujours aussi… présents ? »

Thea n’était pas convaincue par l’emploi de ses propres mots. Elle croisa les bras sur sa poitrine, renfrognée par sa propre méconnaissance du monde mythologique. Si elle n’avait jamais été recueillie par les Campbell, aurait-elle fini ici ? Aurait-elle eu un véritable entraînement ? Aurait-elle eu le courage d’affronter le monde ?