Vanni et Alessia sont tout petits, dans leurs berceaux respectifs. Des visages qui devraient être vierges de tous vices, simplement sereins et endormis. Pourtant les jumeaux, déjà, portent tous les stigmates de la colère d'un paternel au prestige déchu. En lettres invisibles, mais grasses et hasardeuses, peintes à la hâte, ils portent les revendications farouches de celui qui n'aura jamais réussi à briller en société comme le font les Olympiens.

De Medici est un nom imposant, là d'où vient Papa, chez les mortels. Papa grandit dans le luxe, le pouvoir. Sa vie était déjà toute tracée, avant que ses pouvoirs ne se révèlent et chamboulent la carrière glorieuse à laquelle il était promis.
De Medici ne veut rien dire, à la Nouvelle-Rome. Nouvelle famille un peu passe-partout, sans grand prestige. Papa est un ancien centurion, mais pas des plus marquants. Maman était une légionnaire discrète, sans histoire.

Vanni et Alessia sont tout petits, à côté de Papa, pourtant il leur paraît déjà ridicule. Il jure, grommelle souvent. Voue sa vie à s'élever dans un monde qui, en définitive, ne lui accorde aucun crédit. Coincé dans sa prime jeunesse, celle du centurion d'une cohorte sans grande importance, mais un centurion tout de même.
Lorenzo est un travailleur acharné, un arriviste déchaîné. Pourtant il devient verrier ; un très bon verrier, certes, mais quelle importance la Nouvelle-Rome accorde-t-elle à un verrier? Lorenzo est ambitieux, déterminé ; pourtant aucune de ses candidatures au Sénat n'aboutit, et c'est avec grands cris et gestes déments qu'il accueille refus sur refus.
Alessia se dissimule dans les escaliers, avec Vanni. On ne voit que l'ombre furibonde de Lorenzo qui fait les cent pas dans le salon, agite dans sa main une feuille ; celle, discrète, désemparée, de Maria, qui tente, en vain, de calmer son mari.
La gloire mitigée d'une jeunesse ne suffit pas, pour se hisser dans les hautes sphères ; et, Alessia l'a bien compris, il faudra se battre, pour égaler ceux qui n'ont pas besoin de lever un doigt pour être couronné de lauriers.

Elle vit, comme une défaite personnelle, comme une honte qui la dévore, l'échec cuisant qu'est la carrière de son père.
Alessia se défait vite de l'innocence de l'enfance. Les jeux idiots, la compétition à celui qui fera le plus peur à l'autre perdent rapidement leur statut de priorité. Pour venger son père autant que pour prouver qu'elle peut faire mieux que lui, Alessia jure qu'elle inversera la tendance. Alessia jure qu'elle n'essuiera pas échec sur échec, refus sur refus.

Vanni et Alessia intègrent le camp peu après leur dixième anniversaire, alors qu'elle peine à s'habituer à toutes les silhouettes qu'elle commence par voir et qui lui chuchotent, à longueur de temps, tout un tas de phrases cryptiques. Et là où Alessia fait de son année de probatio l'année la plus productive sûrement de sa vie, Vanni choisit la route de ceux qui n'ont rien à prouver.
Alessia vise la première cohorte, n'obtient de réponse que de la deuxième.
Victoire certaine pour les De Medici, échec terrible pour Alessia, qui se voit première des derniers.
Elle se relève, immédiatement, parce qu'elle sait qu'elle a déjà réparé l'affront fait par son père au nom De Medici. Elle se relève, immédiatement, parce qu'elle sait maintenant qu'elle seule peut donner une existence au nom De Medici.

Depuis sa tendre enfance, Alessia coud des poupées, comme sa mère le lui a appris. Pour la plupart, elles ne sont pas bien fameuses, mais elle progresse.
Elle en a offerte une à Vanni, poupée de chiffon un peu maladroite, mais c'est la première qu'elle a faite, et elle lui tient à cœur, et il lui semble que Vanni y tient autant.
C'est cette poupée là qui s'est un jour agitée, lors d'une promenade banale, ordinaire, alors qu'Alessia essayait tant bien que mal de répondre aux esprits l'entourant et de se faire comprendre. La panique a été si grande que la poupée s'est affolée plus encore, et qu'Alessia a fini par faire un malaise.
Pour autant, ça ne l'a pas empêché de recommencer les jours qui suivirent, et ceux d'après encore, jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'elle pouvait enfin se faire comprendre par ses compagnons invisibles. Et quoiqu'elle tend à éviter de trop donner vie à ses amies en chiffon, parce qu'elles ne sont généralement pas trop bien reçues par les autres, son pouvoir l'obsède, et elle s'en sert dès que possible.

Alessia est une légionnaire impliquée, brillante, dévouée. Elle cumule les quêtes, et son implication dans le Labyrinthe de Dédale gonfle sa popularité, qu'elle entretient avec grand soin. Le reste n'a que peu d'importance ; aussi Alessia n'éprouve aucun intérêt pour la Colonie ou l'existence des grecs. Il y a trop à faire déjà chez les romains pour se soucier d'autre chose, en particulier d'une autre société.
Alessia est une légionnaire rancunière, obnubilée par le tort fait à son père, à son nom, enragée ; c'est cette colère qui la mène, petit à petit, vers les Chimères, chez qui elle s'épanouit pleinement.
Alessia est une légionnaire presque modèle, semble-t-il. La réputation immaculée qui cache les remous de sa furie lui vaut de devenir Centurion, à seize ans.

Combien de temps avant que les harpies ne se déchaînent et ne peignent le monde en incarnat?