J’attendais Paloma sur le bord du terrain de volley. La partie durait depuis des plombes, je m’étais perdu dans mes pensées et j’avais complètement lâché le compte des points. Elle avait l’air de bien s’amuser. Sa peau tannée prenait le soleil comme une soie tressée de fils d’or. Sous sa salopette, elle avait mis le t-shirt orange de la colonie qui éclairait son menton de reflet d’aurore mettant en relief ses taches de rousseur d’habitude si discrètes. Elle m’avait confié tout ce qu’elle avait bien pu sortir de ses innombrables poches : feutres, pages arrachées de son carnet, chiffon couvert de peinture délavée, pansements, mouchoirs usés, porte-clefs dinosaure, petites étoiles en papier, et autres trésors. Son fouet reposait également entre mes jambes et j’y avais déposé l’intégralité de sa fortune au creux de ma casquette au milieu du cercle de cuir. Si la pauvre fille d’Athéna qui me l’avait donné savait que je m’en servais de vide-poche improvisé…

Enfin, bref, le plus important, c’était que Rider venait de sortir de la Grande Maison comme une furie et qu’il shootait dans un talus comme un mauvais acteur de série B. Au moins, ils avaient mis du budget dans les effets spéciaux. Le sol s’était fissuré et de loin, j’apercevais des… des os ? Eurk. Le même frisson de dégoût m’avait traversé que sur la plage de Jacob Riis. Vraiment dégueu ce pouvoir.

« Qu’est-ce que tu branles Rider ? Ils font que les fraises dans les champs aux dernières nouvelles, je pense pas que ta start-up "Bones’ n All" les intéresse. »

Rooh, vraiment dégueulasse son truc… Il était obligé de faire ça ? Ici, pile devant la Grande Maison ? Au moins, le pouvoir était bien assorti au propriétaire. Je rendais une grimace de dégoût au regard enragé de Rider, mais je ne prenais pas le risque d’un autre commentaire.

Peut-être aurais-je dû, car visiblement, cela ne l’avait pas dissuadé de venir me coller aux baskes. J’avais détourné le regard du match, m’attendant à ce qu’il y repère la tête toute bouclée de notre compagnon de quête et qu’il ne se gêne pas pour faire ses remarques douteuses. On avait le droit de passer du temps ensemble. On le faisait déjà avant qu’il ramène sa poire et ce n’était pas parce qu’on arrivait à se parler sans s’étriper qu’il fallait qu’on fasse tout à trois maintenant.
Mais ce n’était pas là-dessus que Rider embrayait.

Il avait prononcé un mot magique. Plutôt un nom. J’avais fait l’effort de dissocier dans ma tête qu'Eidan était également le meilleur ami de Rider, mais il s’était passé des choses suffisamment puissantes dans le Labyrinthe huit mois plus tôt pour que cela m’intrigue.

« Il était reparti ? Dans le … ? » Un coup de menton suffisait à se faire comprendre sur ce point. Tout le monde à la Colonie éprouvait plus ou moins de mal à le prononcer, comme si cela risquait de les téléporter là-bas ou de porter malheur à tous ceux qui souffraient encore de ses effets. « Chiron doit avoir une bonne raison, j’imagine. »

C’était la phrase la plus creuse que j’avais pu dire de ma vie. Une vieille formule de politesse qui voulait dire "Je sais pas quoi te dire" mais ni lui ni moi n’étions dupe.

J’avais déjà vu Rider boudeur, paniqué, hautain, crevard, mais ce type avait la particularité d’être relativement sans personnalité, apathique au possible.
Alors l’entendre hausser le ton, pas même crier ou hurler, juste pousser la voix assez fort pour entendre son profond agacement, ça, c’était nouveau et légèrement inquiétant.
Ça m’énervait prodigieusement de l’admettre, mais d’une certaine manière, je comprenais. Eidan était certes son meilleur ami, au passage, il fallait m’expliquer par quel miracle, mais notre mésaventure dans les illusions du Labyrinthe avait changé la donne. Et ma mâchoire se serrait en imaginant Eidan seul, l’épée au poing, sans pouvoir couvrir ses arrières. J’avais une dette énorme envers lui, quoi que je puisse en penser.

« Tu saurais où il est en ce moment ? Un moyen de le localiser ? »

Le Labyrinthe avait pour lui d’être partout et nulle part à la fois. Si Eidan y était retourné, il pouvait tout autant se trouver sous nos pieds qu’en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Mais une idée venait de germer dans mon esprit. Une idée que je n’étais pas encore décidé si je voulais la partager ou non.

C’était faible comme indices, mais c’était un début. Central Park. New York. Ce n’était pas si loin que ça. Boston avait été une autre paire de manche à côté de ça. Il suffisait de quoi ?  Deux ou trois heures en bus à tout casser ?
Par contre, le Labyrinthe c’était pas de la rigolade. J’avais très moyennement envie d’y remettre les pieds. J’avais encore moins de plaisir à laisser un ami y croupir. Peut-être que là-dessus, Leo pouvait être utile.

« Qu’est-ce qu’il faudrait comme matos pour ce genre d’expédition ? »

Après tout, même si nous n’en avions pas parlé, il s’était lui aussi retrouvé bloqué dans les illusions de Dédale et s’était engagé dans d’autres missions de repêchage que j’avais volontiers décliné.

« Et à quel point tu as envie de … ? Non, laisse tomber. »

Pourquoi j’avais ouvert ma gueule ? L’idée venait à peine de germer dans ma tête et c’était évident maintenant. C’était tellement suspect… Ça m’apprendra à réfléchir avant de parler, tiens.
Tout ce que je pouvais faire c'était d'avoir l'air désabusé (pas difficile), très intéressé par la partie de volley (Paloma attirait suffisamment l’œil de toute le monde pour que ça soit facile également) et ignorer ses froncements de sourcils que je pouvais deviner sans même le regarder.

Décidément, c’était pas une lumière. Il voulait pas retourner dans la Grande Maison pour aller le répéter directement à Chiron tant qu’il y était ? Et en plus d’être le type le moins discret de l’univers, il était aussi beaucoup trop à cran. Il m’avait surpris en agrippant mon col, mais avait lâché avant que je puisse le repousser.

« Putain Leo! » avais-je sifflé entre mes dents. « Ta gueule un peu, non ? »

Je l’avais fusillé du regard. Bien sûr qu’il avait compris et bien sûr que j’avais compris qu’il avait compris. Enfin bref, on savait parfaitement de quoi on parlait. Et c’était pas des choses qu’on criait sur les toits ici.
Oui, je connaissais un moyen de sortir, mais s’il avait le malheur de cafter à n’importe qui, ce n’était pas seulement Eidan qui pouvait faire une croix sur son sauvetage, mais Théa aussi ! Et ça, je n’allais pas que lui empoigner le col si ça devait arriver.
Je faisais profil bas depuis trop longtemps pour qu’il grille tout maintenant. J’étais capable de lui enfoncer mes poings américains dans la gorge par le cul si cela devait arriver.

« Je te fais une fleur, là. Donc t’as intérêt à … »

Ma voix était étouffée par un mélange de colère, de doute et d’agitation indistincte. Il fallait pas être un génie pour voir que dans la crispation de mes mâchoires résidait l’importance qu’avait pour moi ce moyen de sortir et le risque que je prenais en le partageant avec lui. Ce que cela disait de nous, ou d’Eidan.

« Lampes, cordes, premiers soins et rations, j’ai. Occupe-toi du reste. »