Plus jamais.

La colère de Cole s’était apaisée, ne serait-ce que pour quelques minutes. June sentit son cœur s’affoler à cette simple constatation. Elle était si heureuse de pouvoir l’avoir de nouveau à ses côtés, de pouvoir le voir sourire, de pouvoir lui parler. Sans qu’elle ne dise un mot de plus, Cole s’approcha d’elle et la prit dans ses bras. June plongea dans cette étreinte sans hésiter et logea sa tête dans le creux de son épaule. Elle respira son odeur et ne put s’empêcher de sourire. Quelle était heureuse, par-dessus tout, de pouvoir de nouveau sentir sa chaleur contre elle.

Cole recula après quelques longues secondes et June remarqua seulement maintenant qu’il avait déposé un baiser sur son front. La jeune fille avait envie de laisser courir ses doigts sur son visage, comme si elle pouvait capturer cet instant perdu dans le temps. Elle n’en fit cependant rien, se contentant de fixer Cole avec un sourire sincère. Elle ne le lâcha pas une seule fois des yeux alors qu’il s’agitait autour du feu et de ses plantes. Elle eut bien du mal à le laisser partir alors qu’il lui laissait un peu de temps pour se laver.

Après un soupir douloureux, June s’approcha de l’eau chaude et y trempa un tissu afin de se nettoyer. Tout ce qu’elle faisait lui arrachait une grimace de douleur tout en lui rappelant le poids de ses actions. Sa peau la tirait. Son ventre suffoquait. Sa tête tournait. Mais June ne lâcha rien. Elle devait apprendre à réapprivoiser ce corps qu’elle avait l’impression de découvrir pour la première fois. Ce fut que lorsqu’elle laissa courir ses doigts sur la lune sur sa clavicule que June laissa échapper un sanglot plaintif. Elle pleura pendant de longues minutes. Elle pleura ses pertes, ses peines, ses chagrins, mais aussi ses joies et ses plaisirs. Elle pleura pour Hécate, elle pleura pour Cole, elle pleura pour sa famille. Puis, surtout, elle pleura pour elle-même.

***

Les doigts de Cole couraient sur sa peau avec pudeur et professionnalisme. Chacun de ses gestes allumaient un brasier dans le cœur de June. Pour la première fois, elle fut frappée par toutes les émotions que Cole lui inspirait. Une partie d’elle savait que ses sentiments n’étaient pas nouveau, qu’ils avaient toujours là mais qu’elle avait été trop obnubilée par la peur et sa vengeance pour les remarquer. Cependant, June préféra mettre ça sur le compte de tout ce qu’elle avait vécu. La mort. La bénédiction. Tout ce qui était simple en comparaison à la brûlure agréable que laissaient les doigts de Cole sur sa peau.

Quelques minutes plus tard, June était de nouveau en tailleur par terre, redressé, et Cole se tenait un peu plus en retrait, assis sur une petite buche. Le cœur de June hurlait de cette distance entre eux mais la principale concernée décida de l’ignorer.

Explique-moi.

June pencha légèrement la tête sur le côté. Expliquer quoi ? avait-elle envie de répondre. Expliquer pourquoi son cœur s’emballait trop ? Expliquer pourquoi elle crevait de le toucher ? Expliquer pourquoi elle refusait d’écouter son corps lorsqu’il lui hurlait ce qu’il ressentait ? Expliquer pourquoi elle prenait seulement conscience de tout ça maintenant ? Oh, June aurait pu expliquer des dizaines de choses. Cependant, le regard de Cole lui indiqua qu’il parlait de tout autre chose. June caressa distraitement la lune à son épaule avant de parler.

« Je crois que… Hécate m’a sauvée. En partie. »

June secoua la tête. Elle n’avait plus que des vagues souvenirs de ce qu’elle avait vécu. Elle se souvenait des sensations, elle se souvenait d’une voix, elle se souvenait de l’impression de flotter hors du temps, mais au-delà de ça, sa mémoire lui échappait.

« Je pense qu’elle a fait plus que me sauver mais… »

June fronça les sourcils. Elle voulait tellement se souvenir ! Mais il y avait comme un voile noir qui se dressait dans sa tête. June serra les poings, frustrée. Finalement, elle secoua la tête. Il y avait une seule chose dont elle était sûre. Avec prudence, elle signa :

Coré est la Reine des Enfers. C’est une divinité de la nature, ce qui en fait quelqu’un de très respecté. De part son mariage avec Pluton, elle est à la fois une déesse des morts mais également des plantes.

June laissa retomber ses mains le long de son corps et se mordit l’intérieur de la joue. Cole était-il réellement un enfant de Coré ? Quelques mois plus tôt, June n’y aurait pas cru. Pourtant, après tout ce qu’elle avait vécu, c’était la chose la plus simple à comprendre de l’univers. Comment expliquer autrement les aptitudes de Cole ?

L'espace d'un instant, June pencha la tête sur le côté, et semblait se demander de quoi il parlait. Un long instant de silence. Comme si elle ne savait pas quoi lui répondre. Elle toucha d'un air distrait sa clavicule, là ou se trouvait le croissant de lune, avant de parler :

"Je crois que… Hécate m'a sauvée. En partie."

Hécate. La déesse, Hécate, l'avait sauvée. Cole resta estomaqué pendant un instant, puis décida de refermer la bouche. Si Hécate l'avait vraiment sauvée… Elle existait donc vraiment… Alors tout ce qu'on lui avait appris sur Dieu lors de sa jeunesse n'était que mensonge ? Toutes ces notions lui avaient échappé durant sa fuite, et de toute façon il n'avait jamais vraiment cru en Dieu, d'une part parce qu'il était persuadé d'être un enfant du diable et que Dieu n'aurait jamais permis qu'il vive, d'autre part parce que ses pouvoirs lui avaient semblé être tout sauf une bénédiction. Jusqu'à ce qu'il rencontre June.

"Je pense qu'elle a fait plus que me sauver mais…"

Son froncement de sourcil indiquait clairement que sa mémoire était floue, qu'elle avait divagué plus que de raison durant son coma. Mais peut-être que tout cela était quand même vrai. Peut-être qu'Hécate l'avait vraiment sauvée. Et Cole choisit de la croire. Cole choisit de croire définitivement en elle, Cole choisit de croire en tout les dieux et déesses païens, Cole choisit de croire que tout ce qu'on lui avait dit sur Dieu n'était que fabulations et que la vérité résidait dans la bouche de June. Cette dernière serrait les poings. Elle avait l'air frustrée, frustrée que sa mémoire lui échappe de la sorte. Puis elle lui dit grossièrement dans leur langue :

Coré est la Reine des Enfers. C'est une divinité de la nature, ce qui en fait quelqu'un de très respecté. De part son mariage avec Pluton, elle est à la fois une déesse des morts mais également des plantes.

Cole resta pantois. Lui, le fils d'une divinité ? Croire en elle était une chose, croire qu'une déesse avait procréé avec un être humain pour lui donner naissance, c'en était une autre bien différente. Mais si sa conception des choses venait de s'effondrer, tout faisait sens quand même. Ça expliquait pourquoi son père ne lui avait jamais parlé de sa mère, ça expliquait ses dons au sujet de la mort, ça expliquait ses dons à propos des plantes. Coré, déesse de la mort et d'une forme de vie, c'était une contradiction plutôt belle. Et lui, lui serait donc son fils ? Malgré la méfiance qui l'habitait, il choisit une fois encore de faire confiance à June. Si Hécate lui avait parlé, si Hécate le lui avait dit… ça ne pouvait pas être une simple invention de son esprit. Non, Cole y croyait maintenant, plus que jamais.

Il adressa une prière à Hécate, un remerciement silencieux pour lui avoir renvoyé June. Et pour la première fois de sa vie, il s'adressa à sa propre mère. Il ne savait pas s'il devait la remercier ou non, il ne savait pas si elle l'avait protégé durant toutes ces années, il ne savait pas si elle avait fait quoique ce soit pour l'aider depuis sa naissance, mais il était là maintenant. Il était là, vivant, et avec June. C'était probablement la chose la plus précieuse qui soit. Merci, Coré. Merci de m'avoir doté de ces pouvoirs qui nous ont permis de nous en sortir. Merci de m'avoir créé. Je ne te demande pas de veiller sur moi, mais je te remercie de ne pas nous avoir laissé rejoindre ton royaume tout de suite. On a encore tellement à découvrir, à voir, à vivre, June et moi. Merci.

Il rouvrit les yeux et s'aperçut que June le fixait avec une étrange lueur dans les yeux. Elle lui semblait différente, et pourtant la même qu'il avait connu quelques mois auparavant. Cole ne savait pas comment interpréter ce regard, mais dans ses yeux brillait la même étincelle. Il aurait pu s'y perdre jusqu'à la fin des temps, dans son regard. Les différentes couleurs de ses iris miroitaient une promesse silencieuse. Toujours. Il esquissa un faible sourire, confus par toutes les émotions qu'il pouvait lire des ses yeux, tous les sentiments qui lui brûlait le cœur avec une douceur incomparable. Puis il se releva pour s'approcher d'elle et lui effleura la main avant de signer rapidement :

Je crois que j'ai besoin de dormir un peu. Tu devrais dormir aussi.

Il aida June à s'allonger, puis fit de même à côté d'elle. Que pouvait-il faire d'autre ? Lui dire ce qu'il ressentait vraiment pour elle ? Trop tôt. Il ne voulait pas l'effrayer, et pourtant, tous ses gestes, toutes ses paroles, toutes ses mimiques le trahissaient. Ils n'avaient jamais été si proches que maintenant. Et pourtant, ce n'était pas assez. Ça ne serait jamais assez. Sa proximité lui crevait le cœur autant qu'elle ne le faisait frissonner. Alors pour la première fois, le cœur battant, il se décida à se blottir contre June, veillant à ne réveiller aucune douleur chez elle. Elle ne le rejeta pas. La tête contre son épaule, son bras autour d'elle, il s'endormit bien vite, bercé par sa respiration. Et il se réveilla deux heures plus tard.

Les soins étaient loin d'être terminés. Il faudrait bien encore deux semaines jusqu'à ce que la plaie ne se referme correctement, peut-être plus d'un mois pour que de manière interne, les tissus soient réparés. Et la douleur ne la quitterait peut-être jamais. Mais il fallait faire de son mieux. Il secoua June par l'épaule pour la réveiller doucement, puis il découvrit sa peau au niveau de la blessure, retira le pansement et fila se laver les mains dans la marmite en cuir avant de revenir avec le baume. La décoction était devenue inutile puisque June n'avait plus de fièvre. Il laissa courir inutilement ses doigts sur sa peau, examinant la blessure plus que nécessaire avant de la nettoyer. Puis il étala l'onguent avec douceur avant de recouvrir le tout d'un tissu propre. Il rabattit le vêtement par-dessus le tout, puis se redressa pour faire face à la Sorcière.

Je t'ai pas fais mal ? Comment tu te sens ?

Jamais. Un sourire sincère s’était étiré sur les lèvres de June. Tu ne me fais jamais de mal. Et je vais bien, merci.

June aurait aimé se plonger dans les bras de Cole, juste pour un instant d’éternité. Elle aurait aimé sentir sa peau sur la sienne, sentir sa chaleur s’envelopper autour d’elle, entendre son cœur battre contre sa poitrine. Au lieu de ça, elle se redressa.

« C’est l’heure de reprendre du service. »

Le regard effaré de Cole n’aurait pu dissuader June. La Sorcière était déterminée à ne pas laisser Cole s’occuper d’elle comme si elle n’était pas capable de se débrouiller toute seule. La douleur dans son ventre était lancinante mais elle n’avait rien d’insurmontable. Les douleurs physiques ont de ça qu’elles font oublier temporairement celles du cœur mais elles ne sont jamais aussi fortes.

Cole se leva à son tour mais June se contenta de lever la main. Son sourire ne la quittait pas, mais son regard brillait d’une détermination à toute épreuve. Non. June n’avait besoin d’aucun signe et d’aucun son pour que cette phrase résonne dans son corps. Non, Cole n’était pas le bienvenu. June allait s’aventurer toute seule en-dehors de leur grotte d’infortune. Elle allait réapprendre toute seule à dompter son corps. Et surtout, elle avait besoin d’être seule pour comprendre toutes les énergies qu’elle sentait fluctuer dans son corps.

Ensuite, ils reprendraient la route pour aller au nord. June avait assez traîné. Les Chasseurs étaient peut-être morts, mais ils n’étaient pas les seuls. D’autres suivront. Il fallait se mettre à l’abris.

***

« C’est pas possible. »

La jeune fille maugréa dans sa barbe, tout en se débattant contre des lianes qui avaient décidé de se nouer autour de ses bras.

« Lâche-moi, lâche-moi, lâche-moi. »

La colère résonnait jusque dans ses tempes où son sang tambourinait avec fureur. Pourtant, June décida d’arrêter de se débattre. Elle se laissa complètement retomber par terre alors que les lianes s’entouraient un peu plus fort autour des poignets, de ses chevilles et de ses cuisses. Lentement, elle concentra ses sens sur d’autres choses. Son ouïe, plutôt que d’écouter les chuchotements des autres élèves autour d’elles, se concentra alors sur les bruits des lianes contre sa peau. Son toucher, plutôt que se sentir la douleur sur sa peau, préféra entrevoir la communion avec la nature. Lentement, June focalisa ses énergies autrement. Ce n’était pas un combat contre les lianes. Elle n’avait pas à montrer qu’elle était la cheffe. Il fallait juste qu’elle leur fasse comprendre qu’ils étaient égaux.

Lentement, les lianes retrouvèrent leur flexibilité habituelle. June se défit alors de leur étreinte puis se redressa, avec toujours autant de lenteur et de délicatesse. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, les trois autres élèves à ses côtés étaient silencieux. Quant à leur professeure… il y avait un éclat mystérieux et indéchiffrable dans ses yeux, comme d’habitude. Un long silence suivit June lorsqu’elle quitta l’arbre contre lequel elle s’était appuyée pour se mettre en tailleur à côté des autres jeunes filles. Enfin, Maître Diana laissa un demi-sourire étirer ses lèvres.

« Très bien June, comme d’habitude. Tu as vraiment une connexion profonde avec la nature. Il faut encore travailler sur ton impulsivité, mais tu as fait de beaux progrès depuis que tu es arrivée. »

June ne put se retenir de sourire. Elle tenta de dissimuler le rictus qui s’était dessiné sur son visage en baissant les yeux avec respect.

« Ta courbe de progression est excellente. Ce n’est pas surprenant pour une enfant d’Hécate, après tout. Six mois de plus et tu pourras donner des cours, j’en suis certaine. »

Cette fois, le rouge avait complètement engourdi le visage de June qui baissait la tête toujours plus bas. Elle était affreusement gênée par ces compliments. Non pas parce que June ne les admettait pas – elle était en effet très douée – mais parce qu’elle se sentait mal à l’aise vis-à-vis des trois autres élèves. Ellie, Olive et Mary étaient élèves dans l’Académie depuis bien plus longtemps que June et avaient donc suivi bien plus que six mois de cours. Pourtant, June les écrasait.

« Le cours est terminé. N’oubliez pas de travailler vos plantes pour demain. Vous pouvez disposer. »

June s’inclina respectueusement puis quitta la serre aussi vite que possible. Elle ne détestait pas les trois autres jeunes filles, mais ces dernières avaient toujours grandi ensemble et June se sentait de trop avec elles. De façon générale, June se sentait souvent de trop en compagnie des gens ici. Que ce soit les guérisseuses, les professeures ou les chasseresses. Cela faisait maintenant six mois qu’elle était arrivée ici et elle ne se sentait pas vraiment chez elle. Enfin, pas tout à fait…

Naturellement, les pas de June les menèrent à l’orée de la forêt. Avec discrétion, elle se glissa dans l’ombre des arbres et laissa ses instincts la guider. Enfin, après quelques minutes de marche, elle reconnut la silhouette familière de Cole. Il s’activait avec attention autour de plantes diverses et variées et June prit un instant pour l’admirer.

Depuis sa blessure, il y a presque un an maintenant, beaucoup de choses avaient changé. June avait découvert l’étendu de ses pouvoirs. Cole avait tenté d’en apprendre plus sur Koré. Ils étaient arrivés au Nord. June avait failli en venir aux mains pour que Cole soit accepté dans la Communauté – peu d’hommes extérieurs y étaient acceptés – mais le seul nom de Koré avait suffi à ouvrir la porte du Village à Cole. Puis, June avait rejoint l’Académie des sorcières où elle apprenait à contrôler ses pouvoirs avec les trois autres élèves. Cole, lui, se contentait de cours théoriques sur les divinités qu’il ne connaissait pas. Pour le reste, il s’était lui-même élu comme Gardien du Village. Tous les jours, il communiquait aux plantes diverses choses, les aidaient à grandir et à devenir plus fortes. Jamais le Village n’avait été aussi bien protégé que depuis l’arrivée de Cole. Certains l’appelaient le « Chuchoteur de plantes » car ils étaient persuadés qu’il ne parlait qu’aux plantes. Personne ne cherchait vraiment à le comprendre. Il était mystérieux. Solitaire.

Le cœur de June rata un battement. Il y avait une autre chose qui avait changé depuis sa blessure. Ses sentiments pour Cole n’avaient fait que grandir au point que June oubliait parfois de respirer en sa présence. Cole n’avait rien d’un être inaccessible, mystérieux et solitaire. Cole était sa maison. Cole la faisait rire. June ne se sentait bien qu’avec lui. Elle avait déjà songé à lui faire part de ses sentiments… mais à quoi bon ? Elle préférait devenir sourde à cause des battements de son cœur plutôt que de risquer de le perdre. Surtout qu’il semblait particulièrement proche avec See et elle n’aurait jamais été osé être en obstacle au bonheur de l’un ou de l’autre.

June se déplaça avec un peu moins de discrétion et s’installa sur une grosse racine d’un arbre. Elle savait que Cole l’avait remarquée. Mais il était occupé, alors elle attendait sagement qu’il ait fini, se perdant de temps en temps dans sa contemplation.

Ils étaient enfin arrivés au Nord, après six mois de recherches intensives. Là où June l'avait emmené, il y avait une autre communauté susceptible de les accueillir en leur sein. L'espoir fleurissait dans le cœur de Cole. Une communauté avec des gens comme lui, là où il pourrait être lui-même, là où il pourrait laisser libre court à sa passion des plantes, là où il pourrait être utile avec son détecteur de mort, pour servir et protéger. Oui, ils y étaient enfin parvenus, ensemble. Le chemin avait été rude, long et tortueux, mais ils y étaient parvenus.

Alors lorsqu'ils avaient enfin atteint la limite du camp, après de nombreuses recherches toutes plus compliquées les unes que les autres, quand enfin, ils avaient trouvé une jeune fille solitaire, elle était partie chercher les autres. Des femmes, que des femmes – ou presque, qui le toisaient avec si ce n'est du mépris, de la méfiance. Cole s'était senti mal à l'aise. June leur expliquait d'où elle venait, et qu'elle demandait l'asile, qui lui fut gracieusement accordé. Puis elle avait présenté Cole au reste du village, et elles l'avaient refusé en bloc.

Si Cole ne perdait pas de sa contenance, il paniquait un peu intérieurement. Que ferait-il si June décidait de l'abandonner au profit de ces sorcières ? Que ferait-il seul dans la nature ? Bien qu'il la connaisse désormais par cœur, vivre sa vie solitaire et sans June lui paraissait impensable. Mais elle avait argumenté, sans lâcher prise, pour qu'il soit accepté lui aussi. Les pourparlers furent longs et fastidieux, frôlant presque la dispute. Les femmes avaient le visage sévère, elles disaient que Cole n'avait pas sa place ici puisqu'il n'était rattaché à aucun clan, qu'il était un homme. Non, Cole le sentait lui aussi, il n'avait pas sa place ici.

Mais la donne changea complètement lorsque June se décida enfin à le présenter comme le fils de Coré. Les visages impassibles se fissurèrent légèrement pour laisser une expression de surprise se peindre dessus. Un débat houleux fut lancé sur la véracité de ces propos, et Cole attendait, mal à l'aise, qu'elles finissent de discuter entre elles. Elles n'en croyaient pas un mot. June soupira, puis demanda à Cole de faire une petite démonstration de ce dont il était capable. Hésitant, le jeune homme obéit finalement après quelques dizaines de secondes, puis si dirigea vers l'arbre le plus proche, encore jeune. Lorsque l'arbre atteignit une taille un peu plus conséquente, et que Cole fut vidé de ses forces, les femmes du village l'empoignèrent sans un mot pour le traîner dans l'enceinte de la communauté.

Il ne suivit pas grand-chose de la conversation, trop épuisé pour se concentrer plus de quelques minutes d'affilée, mais June expliqua aux sorcières qu'elle avait plus ou moins été ressuscitée par Hécate, qu'elle lui avait dit dans un rêve l'identité réelle de Cole, démontrant au passage que le garçon l'avait aidé à traverser cela, qu'il pouvait leur être utile. Et Cole avait été accepté au sein de cette communauté. Il ne savait juste pas encore si c'était une bonne ou une mauvaise chose. Mais la seule chose qui comptait était la présence de June à ses côtés.

***
Il avait rejoint une petite branche de l'Académie. Il n'avait pas réellement besoin de cours de pratique pour l'aider à maîtriser ses pouvoirs, il le faisait correctement tout seul. Ce n'était pas le cas de June, qui passait une grande partie de son temps à l'Académie des sorcières pour apprendre à maîtriser les dons qu'Hécate lui avait accordé. Et elle était douée. Très douée, plus que la plupart des filles présentes. Cole la voyait moins souvent, moins longtemps. Il avait l'impression qu'elle s'éloignait de lui, mais comment la blâmer ? Elle avait enfin une place là où elle était. Et elle se devait d'apprendre à gérer ses pouvoirs, elle aussi, ne serait-ce que par respect envers Hécate, mais aussi envers la communauté qui les avait accueillis. Cole lui, ne se contentait que des cours théoriques sur les divinités en général. Il y avait tant et tant à apprendre ! Ça n'en finissait jamais.

Quand il croyait en avoir terminé avec l'une, il y en avait une autre, puis encore une autre, et une autre. Bien sûr, ça l'intéressait beaucoup, mais il préférait passer du temps auprès des plantes, et auprès de See. See était une dryade particulièrement silencieuse et timide, un peu solitaire. Cole avait réussi à l'apprivoiser avec des gâteaux, et ils avaient tissé des liens amicaux très forts ces six derniers mois. Il l'avait rencontré presque immédiatement après son arrivée au campement. Et depuis… Depuis, chaque matin, il descendait de sa cabane perchée en haut d'un arbre, et pénétrait dans la hutte qui servait de cuisine, chipait quelques gâteaux qu'il partageait avec See.  

Cole se sentait de trop partout ou il allait. Si les regards ne dégoulinaient plus de mépris ou de méfiance envers lui, il sentait bien qu'il n'était pas une personne que l'on souhaitait connaître. Il n'y avait que June qui le comprenait réellement, qui le faisait se sentir chez lui et à l'aise. On le surnommait le "Chuchoteur de plantes" au village. Comme s'il était capable de parler… En un sens, ce titre lui convenait bien. Son mutisme ne l'aidait pas à se faire apprécier plus que ça, et même s'il avait été capable de parler, Cole n'était persuadé que ça aurait changé quelque chose. Alors la plupart de son temps, quand il n'avait pas ses cours, il le passait avec See en attendant que June n'arrive, à fortifier le camouflage du village, à faire pousser les plantes médicinales, les herbes sacrées, les fruits et les légumes, les céréales, un peu tout ce qui pouvait être utile au camp en fait.

Ce jour-là, avec la dryade, ils avaient passé un temps infini à récolter les herbes sacrées. See n'aimait pas tellement voir Cole cueillir ses chères plantes, mais il n'avait pas trop le choix, et finalement, elle avait cessé de lui balancer des graines sur le crâne pour le punir pour le regarder faire. Il était minutieux, précis, mais presque tendre dans ses mouvements. Quand la mi-journée sonna, ils firent une pause, se délectant de l'air frais de l'hiver qui approchait, de l'eau et de la nourriture. See lui lança un défi. Il devrait aller le plus vite possible pour faire pousser le gui, plus vite qu'elle en tout cas, sans quoi elle passerait le restant de l'après-midi à lui balancer des pépins sur la tête. Cole avait souri, et il s'était activé. Il avait réussi, bien entendu. Ça n'avait pas empêché See de lui lancer les pépins qui ricochaient sur son crâne de temps à autre. Elle n'était pas très bonne perdante.

Puis See, perchée dans son arbre, lui lança un énième pépin et murmura :

"June."

Et elle disparut aussitôt parmi les arbres. Elle mieux que quiconque savait à quel point les sentiments que Cole éprouvait pour elle était forts, et leur laissait tout le temps qu'ils pouvaient avoir ensemble, dès que c'était possible. Cole n'avait cependant pas terminé son travail. Il restait une petite brèche dans le mur de plante qu'il s'évertuait à faire pousser ces derniers jours, et il voulait absolument la colmater pour avoir l'esprit tranquille. Un léger bruit se fit entendre derrière lui. June attendait. Il pouvait sentir son regard brûler dans son dos, pourtant, il ne se dépêcha pas pour autant. Il prenait son temps, tant pour être le plus précis possible que pour la faire poireauter un peu.

Cole se redressa enfin et se débarrassa de la terre qui lui recouvrait les mains, les frottant l'une contre l'autre, satisfait de son œuvre. Puis il se retourna pour faire face à June. Un sourire tendre s'esquissa sur ses lèvres et il l'observa sans faire un mouvement. Là, assise sur la racine de l'arbre qu'il avait fait pousser ces six derniers mois, avec les quelques rayons de soleils qui filtraient au travers du feuillage, elle était sublime. Son cœur s'accéléra un peu trop dans sa poitrine, mais rien d'autre ne trahissait son trouble. Trop heureux de la voir, il s'approcha d'elle et lui tendit la main pour l'inviter à se lever. Lorsque sa peau entra en contact avec la sienne, un frisson lui remonta jusqu'en haut de l'échine, mais il sourit de plus belle.

S'il avait l'impression qu'elle s'éloignait de lui depuis leur arrivée au campement, ça ne changeait absolument rien à la nature de ses sentiments. Il était toujours aussi heureux de la retrouver, de passer du temps avec elle, de la contempler discrètement. Des œillades à la dérobée, des coups d'œil furtifs ça et là. Parfois, leurs regards se croisaient et se détournaient aussitôt. Cole ne s'en formalisait pas. Il n'avait jamais osé lui dire à quel point elle comptait pour lui, il n'avait jamais osé lui dire qu'elle était la plus belle personne qu'il lui ait été donné de rencontrer, il ne lui avait jamais dis qu'il l'aimait, tout simplement. Cole était juste le gamin qui lui avait sauvé la vie un an et demi plus tôt. Probablement que ce n'était pas du tout réciproque. Elle l'avait pris sous son aile, mais rien de plus. Peut-être que lui dire la ferait fuir. Cole n'était pas prêt à accepter ça.

Pourtant, il ne résista pas à l'envie de la prendre dans ses bras. Une simple accolade affectueuse pour lui dire qu'il était content de la voir. Il se sépara à regret de son corps, puis demanda enfin :

Gâteau ?

Il n'attendit pas vraiment de réponse et lui tendit le biscuit sans plus tarder.

Comment ça s'est passé ? Toujours aussi impulsive ?

Cole était curieux de savoir comment ses cours à elle se passait. À vrai dire, il était curieux de tout au sujet de June, il avait l'impression qu'il n'en saurait jamais assez sur elle. L'impression aussi d'essayer d'attraper de l'eau entre ses mains, de la fumée entre ses doigts. Elle lui échappait toujours, au bout d'un moment. Il aurait tout donné pour passer plus de temps avec elle, mais elle avait trouvé une place ici qui l'occupait beaucoup. Il y avait bien See, mais c'était différent. See était une amie. June était bien plus encore.

Cole se redressa pour lui faire face et June se demandait bien comment il faisait pour être sourd aux battements qui déchiraient sa poitrine. June avait l’impression de n’entendre que ça. Le monde aurait pu s’écrouler qu’elle ne l’aurait remarqué que trop tard, complètement obnubilée par Cole. L’année écoulée avait définitivement changé sa silhouette. D’adolescent peu assuré et chétif, il était devenu un adulte dont transpirait assurance et force tranquille. Ou peut-être n’était-ce que le point de vue d’une June beaucoup trop obsédée par le jeune homme ?

Cole ne fit pas languir June davantage et s’empressa de la prendre dans ses bras. L’accolade, aussi furtive qu’agréable, baignait toujours le corps de June dans une chaleur reposante. Dans ces courts moments, elle avait l’impression que toutes les énergies du monde s’alignaient et qu’elle pouvait enfin les comprendre en un clin d’œil. Puis, leurs corps se séparèrent et June restait irrémédiablement sur sa faim. À la fois satisfaite et frustrée de ces moments échangés avec Cole. Son cerveau était reconnaissant de ces élans d’affection, son cœur hurlait pour avoir plus.

Gâteau ?

June hocha vigoureusement la tête et se saisit volontiers des biscuits que lui proposait Cole. Au fond, elle savait que ceux-ci avaient surtout été ramenée pour See et un léger pincement se fit ressentir au creux du cœur de June. Elle le balaya rapidement, tout de même satisfaite qu’il décide de partager la fin avec elle.

Comment ça s’est passsé ? Toujours aussi impulsive ?

June failli bien s’étouffer avec le biscuit qu’elle venait d’avaler. Elle fronça les sourcils, prit le temps d’empêcher l’étouffement avant de se relever presque brutalement.

« Je ne suis pas impulsive ! »

Dans sa précipitation, June avait renversé la boîte à biscuit et la moitié de son gâteau avait fini par terre. Les sourcils froncés, les joues légèrement rougies, June se rassit, une moue boudeuse sur son visage. Une étincelle de malice trahissait néanmoins que son amusement était plus grand que le reste.

« Je ne suis pas impulsive reprit-elle plus posément sous le regard amusé de Cole. Mais oui, ça s’est bien passé. Les plantes ne sont définitivement pas mon élément de prédilection et je suis loin d’être aussi douée que toi, mais je me débrouille. »

Les pouvoirs de June s’étendaient aux quatre éléments, en plus des énergies. La principale concernée était bien incapable de comprendre comment tout cela fonctionnait puisqu’elle agissait souvent à l’instinct, mais elle était persuadée que la terre – et par extension les plantes – était l’élément le plus compliqué à manier. Elle était beaucoup plus à l’aise avec l’air ou avec l’eau.

June secoua la tête. Il ne s’était rien passé de particulier aujourd’hui. June en avait eu beaucoup plus à dire quelques jours plus tôt lorsqu’Ellie, dans la panique, avait presque mis le feu à Maître Diana sous le regard effaré de ses amies. June opta donc pour un nouveau sujet :

« En parlant d’être doué, comment va See ? »

June avait déjà aperçu plusieurs fois See mais les deux jeunes filles se loupaient souvent. Lorsqu’elles se voyaient, c’était comme si elles ne s’étaient jamais quittées, riant à gorge déployée sans aucune pudeur et échangeant des biscuits comme s’il s’agissait d’une denrée précieuse. June avait réellement eu une profonde connexion avec la dryade, mais elle ne se mêlait jamais aux autres et June n’avait pas souvent l’occasion de la voir. Pas comme Cole… Une ombre voila temporairement le regard de June lorsqu’elle songea à ses deux amis qui devaient profiter de son absence pour se voir plus facilement. Peut-être avait-elle fini par être de trop dans ce trio.

June sembla avaler son biscuit de travers. Ses sourcils se froncèrent presque immédiatement, et  elle se leva en furie, renversant au passage la boîte à biscuits et le sien sur le sol.  Cole ne s'en formalisa pas, et un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres alors qu'elle se défendait :

"Je ne suis pas impulsive !"

Puis, toujours les sourcils froncés, les joues un peu rosées, elle se rassit avec un air boudeur sur le visage. Néanmoins, dans ses yeux, on pouvait lire qu'elle s'amusait elle-même de la situation. Cole souffla du nez pour témoigner de son amusement et la laissa continuer, les yeux braqués sur elle :

"Je ne suis pas impulsive. Mais oui, ça s'est bien passé. Les plantes ne sont définitivement pas mon élément de prédilection et je suis loin d'être aussi douée que toi, mais je me débrouille."

Cole savait pertinemment qu'elle était bien plus douée avec d'autres éléments comme l'air ou l'eau. Quant aux énergies, qu'elle maîtrisait aussi, Cole n'avait toujours pas bien cerné le concept. C'était très abstrait pour lui, et quand il essayait de la questionner, les réponses de June avaient le don de le rendre encore plus perplexe. Néanmoins, il n'abandonnait pas l'idée de comprendre un jour cette grande théorie, même s'il se doutait qu'il fallait pouvoir les ressentir et les manier pour les comprendre.

Il regarda June secouer la tête, probablement à la recherche de quelques anecdotes à lui raconter, mais elle n'en n'avait visiblement aucune aujourd'hui. Quelques jours auparavant, Cole s'était esclaffé quand elle lui avait raconté qu'Ellie, paniquée, avait failli mettre le feu à Diana. Mais aujourd'hui, rien de tout cela ne semblait s'être produit. Alors June opta plutôt pour le changement de sujet directement :

"En parlant d'être doué, comme va See ?"

Cole fronça les sourcils à son tour. Quel était le rapport entre être doué et… See ? Il était vrai qu'elle ne l'avait pas vu depuis longtemps, même si tous les trois étaient de bons amis, la dryade essayait du mieux qu'elle pouvait de leur laisser du temps seuls à tous les deux, ce qui expliquait en grande partie l'absence de See à ce moment précis, et à beaucoup d'autres d'ailleurs. Cole redirigea son regard vers June, dont les yeux étaient presque voilés par… de la tristesse ? Peut-être qu'elle lui manquait, tout simplement… Cole était tenté de rappeler See, qui était probablement cachée quelque part dans un arbre à les épier.  Mais ça voulait également dire qu'il ne pouvait pas voir June seul à seul. Plus tard. Ce sera pour plus tard, leurs retrouvailles à trois. Ce temps-là lui était précieux, lui aussi, mais le temps qu'il passait avec June était sacré.

Elle va bien. Elle n'a pas arrêté de me lancer des pépins sur la tête aujourd'hui. On a mangé des gâteaux, cueilli des herbes – elle n'aime pas ça, d'où les pépins, et elle m'a mis au défi d'aller plus vite qu'elle pour faire pousser le gui. Ma récompense, c'était qu'elle arrête de me lancer des pépins. Elle a perdu, mais elle a quand même continué. C'est une mauvaise joueuse.

Un petit sourire aux lèvres, Cole regardait June, dont le regard avant changé. Son sourire s'effaça aussitôt et il pencha légèrement la tête sur le côté pour mieux la regarder. Dans les yeux de June brillait une lueur qu'il ne lui connaissait pas malgré le beau sourire qui ornait son visage. Et il la connaissait bien, June, mais cette lueur-là, il ne l'avait tout simplement jamais vu. Perplexe, le garçon ne s'attendait pas franchement à ce que la sorcière ne change sa manière de le regarder à la simple mention de ce sujet. Il décida donc de proposer :

On pourra peut-être se voir tous les trois demain après tes cours ? Ce serait bien si elle te manque. Et puis ça lui fera plaisir.

Le garçon mordit dans son biscuit après cela et mastiqua distraitement le contenu de sa bouche avant de se retourner vers la jeune fille. Il ne savait pas trop ce qu'elle ressentait, mais il était clair qu'il n'y avait pas que du positif.

June adorait les moments qu’elle pouvait passer avec Cole. Ils étaient comme une parenthèse hors du temps, un instant volé où June avait l’impression d’être vraiment acceptée et aimée pour ce qu’elle était. C’étaient dans ces moments là qu’elle se sentait réellement elle-même. Cole était son point de repère dans ce monde de fou. Mais surtout, Cole était son meilleur ami. Elle n’imaginait pas un seul instant de sa vie sans lui. Dès l’instant où elle avait croisé son chemin, elle l’avait choisi lui. Et elle continuait de le faire.

Elle va bien. Elle n'a pas arrêté de me lancer des pépins sur la tête aujourd'hui. On a mangé des gâteaux, cueilli des herbes – elle n'aime pas ça, d'où les pépins, et elle m'a mis au défi d'aller plus vite qu'elle pour faire pousser le gui. Ma récompense, c'était qu'elle arrête de me lancer des pépins. Elle a perdu, mais elle a quand même continué. C'est une mauvaise joueuse.

June était partagée. Torturée. Elle aimait Cole de tout son être. Son bonheur était sa priorité. Elle choisissait son bonheur à lui par-dessus tout le reste. Pourtant, une pointe douloureuse ne cessait de naître dans son cœur dès que ses yeux s’illuminaient lorsqu’il parlait de See. June avait passé tellement de temps à n’avoir Cole que pour elle qu’à présent, devoir le partager lui causait plus de peine qu’elle ne l’aurait bien voulu. Pourtant, June voulait que Cole soit heureux. Et il l’était en compagnie de See. Alors pourquoi avait-elle l’impression que son cœur était poignardé par mille aiguilles dès qu’elle les imaginait ensemble ?

On pourra peut-être se voir tous les trois demain après tes cours ? Ce serait bien si elle te manque. Et puis ça lui fera plaisir.

Oh. Super. Chouette. June était maintenant encore plus tiraillée qu’avant. Évidemment qu’elle voulait voir See ! See était ce qui se rapprochait le plus d’une sœur pour elle. Elle l’avait aimée dès le premier jour et ne cesserait jamais de l’aimer. Pour autant, l’idée de voir Cole et See chahuter ensemble lui retournait l’estomac. Pourquoi devait-elle ressentir tant d’émotions contradictoires !

June sentit l’air changer discrètement autour d’eux, comme s’ils répondaient à l’appel invisible des émotions de June. La Sorcière prit alors une grande inspiration et un énorme sourire se peignit sur son visage alors qu’elle recroisait le regard de Cole.

« Avec plaisir. »

June avait l’impression que l’ambiance avait soudainement changé entre eux. Ou alors, ce n’était qu’elle ? June avait envie de hurler de frustration. Tout aurait été plus simple si elle pouvait tout simplement accepter la relation entre See et Cole. Peut-être que finalement, June manquait tout simplement d’amis. Elle n’avait personne à l’Académie. Il serait sûrement temps de se lier un peu plus aux autres… Mais si elle faisait ça, ne risquait-elle pas de perdre un peu plus Cole ? Ou de lui offrir plus de temps avec See. June soupira, lassée de tous ces questionnements qui lui retournaient inutilement le cerveau. Cole posa sur elle un regard interrogatif. Un nouveau sourire se dessina sur les lèvres de June :

« Marchons un peu ! Tu me montres tes dernières pousses ? »

June n’attendit même pas de réponse de Cole qu’elle se redressa et lui attrapa le bras en passant. Marcher lui ferait le plus grand bien.

Un silence se fit une place entre eux. Le sourire de June était faux, Cole le sentait. Il s'effaça, et un léger courant d'air fit frissonner Cole. La Sorcière prit une grande inspiration, afficha un gigantesque sourire tout aussi faux que le précédent, puis annonça :

"Avec plaisir."

Pour toute réponse, Cole pencha légèrement la tête sur le côté. Qu'est-ce qui lui arrivait tout à coup… June avait un comportement plus qu'étrange. Tout ça à cause de See ? Voulait-elle la voir seule ? Ne voulait-elle pas la voir du tout ? Cole n'en n'avait aucune fichtre idée, mais ça le rongeait un peu plus qu'il n'aurait voulu l'admettre. Il avait toujours réussi – à peu près – à comprendre June et ses motivations, mais son attitude nouvelle était un mystère pour lui. Il sentait qu'elle s'éloignait de lui, même si elle ne faisait pas un seul pas en arrière, et un pincement au cœur se fit sentir en lui. Il entendit June pousser un soupir las, et il tourna les yeux vers elle, d'un air interrogatif. Mais elle se contenta de sourire et de dire :

"Marchons un peu ! Tu me montres tes dernières pousses ?"

Cole n'eut pas le temps de dire oui que June était déjà debout et l'attrapait par le bras pour l'entraîner là où il faisait pousser les herbes sacrées, et tout ce qu'il fallait aux Sorcières du camp. Quelques minutes de marches furent nécessaires pour traverser la végétation dense qui le séparait de sa serre naturelle. Du lierre et de la glycine dont le parfum se dégageait vivement, formaient une alcôve et renfermait en son sein les diverses pousses dont Cole et See s'occupaient régulièrement ensemble. Cole se planta devant sans pour autant lâcher le bras de June contre le sien. Il fut pourtant bien obligé de la relâcher au bout d'un moment pour lui expliquer ce qu'elles étaient.

Ici, ce sont les herbes sacrées. Le mucgwyrt, aussi appelé Artemisia ou Armoise. Selon la légende, la déesse Artémis aurait enseigné à Chiron leur vertus médicinales pour en faire des médicaments.

Cole fit un pas de côté et désigna le coin de plante suivante.

Wegbrade, le plantain. Ça fait partie du jardin d'Hécate, d'après ce qu'on m'a dit en cours. Il faut la cueillir après le coucher du soleil un soir de lune descendante, de la main gauche – va savoir pourquoi – pour qu'elle soit le plus efficace possible.

Et ainsi, Cole lui présenta les neuf herbes sacrées, le fenouil, la viperine, la camomille, le cresson d'eau, les orties, le cerfeuil et bien entendu le petit verger de pomme sauvage. Enfin, il se saisit à nouveau du bras de June pour lui montrer les dernières pousses du jour, qu'il avait fait pousser avec See : le gui et le houx. Il faudrait faire la cueillette d'ici quelques jours, d'ailleurs, il faudrait y penser.

Ça c'est mon travail d'aujourd'hui avec See. Ainsi que ça, que j'ai fait tout seul.

Il pointa du doigt le mur de végétation qui se dressait devant eux. Il avait fini de colmater tout ça aujourd'hui et n'en n'était pas peu fier ! Il se tourna vers June, qui semblait un peu perdue dans ses pensées. Ayant terminé le tour de son jardin, il ne voyait pas comment combler le silence pesant qui s'était installé entre eux. Alors il entraîna June avec douceur sur la grosse racine d'arbre sur laquelle elle était assise quelques minutes plus tôt. Il s'assit en premier et tapota le bois à côté de lui pour inviter la sorcière à faire de même. Une fois à ses côtés, il s'assit à califourchon sur la racine pour mieux la regarder sans avoir à se tordre le cou.

Il y a quelque chose qui ne va pas.

Ce n'était pas une question. C'était une affirmation.

Parle-moi. Qu'est-ce qu'il y a ? Je te sens tendue. Et pas qu'aujourd'hui.

June avait envie d’écouter tout ce que Cole lui disait, elle en avait vraiment envie, mais son esprit était ailleurs. Elle n’arrivait pas à détacher son regard des lèvres du jeune homme, tout en s’imaginant l’embrasser. Puis, quand elle regardait ses mains, elle avait envie d’emmêler ses doigts aux siens. Quand elle était trop proche de lui, son odeur l’enivrait. Depuis quand l’attraction qu’elle éprouvait pour lui était-elle devenue si prononcée ? C’était comme si elle s’était libérée du corps de June pour devenir indépendante. Oppressante. Étouffante. June avait envie de s’enfuir au moins autant qu’elle avait envie de faire taire Cole en l’embrassant.

June dû faire des efforts quasiment surhumains pour se concentrer sur ce que Cole lui disait lorsqu’il commençait à lui présenter d’autres plantes. Comment des choses aussi intéressantes pouvaient-elles devenir insignifiantes lorsque l’esprit de June décidait de lui offrir d’autres images ? Oui, la vipérine, la camomille et autres orties en tous genres étaient intéressants… mais se coller à Cole et l’embrasser ? Ça, ça semblait plus intéressant. En tout cas, c’est ce que l’esprit de June ne cessait de lui répéter en lui partageant des images toutes plus vivantes les unes que les autres.

Ça c'est mon travail d'aujourd'hui avec See. Ainsi que ça, que j'ai fait tout seul.

June se mordit l’intérieur de la joue. Pour qui se prenait-elle à fantasmer sur une histoire impossible alors que son ami était clairement attiré par quelqu’un d’autre ? Peut-être que si elle s’était moins intéressée à la magie et un plus à ce que Cole faisait… peut-être que c’est avec elle qu’il aurait travailler aujourd’hui. Et non pas avec See.

Le cerveau de June était au bord de l’explosion. Comment pouvait-elle aimer profondément Cole, éprouver une énorme affection pour See et en même temps, détester les voir ensemble ? June adorait See, de tout son être, mais elle haïssait silencieusement tous les instants volés que la dryade pouvait avoir avec Cole. June ne savait pas si elle avait envie de vomir, de pleurer ou de s’énerver face à tout ce maelstrom d’émotions qui la noyaient.

Sans vraiment s’en rendre compte, June se laissa guider par Cole qui les installa sur une grosse racine. Pendant que son cœur se lançait dans un duel incessant avec sa raison, June ne prenait pas conscience de son environnement. De Cole qui la fixait. De son regard qui brûlait sa peau. Puis enfin, il attira son attention.

Il y a quelque chose qui ne va pas.

June ouvrit la bouche puis la referma. Il n’y avait aucune question dans cette phrase, June le savait. Cole le savait. Elle n’avait absolument rien à répondre.

Parle-moi. Qu'est-ce qu'il y a ? Je te sens tendue. Et pas qu'aujourd'hui.

June ouvrit de nouveau la bouche mais la referma aussi sec. Qu’est-ce qu’elle pouvait lui dire ? Je crois que je t’aime déraisonnablement et j’ai peur de tuer notre amitié en l’avouant. De plus, il y a See et je ne veux pas faire de mal à See. Ni à toi, ni à personne. Une partie de moi voudrait fuir mais l’autre refuse de te quitter. Non, elle ne pouvait pas dire ça. D’un autre côté, le poids des mots l’écrasait lamentablement. Peut-être pouvait-elle trouver une parade ? June soupira avec tristesse.

« Je crois que… Non, j’en suis sûre… J’ai des sortes de… June fronça les sourcils. C’était beaucoup plus dur que prévu de parler de tout ça, même en détournant une partie de la vérité. Je ressens des… choses pour quelqu’un. C’est plutôt agréable. La plupart du temps. Mais en fait, c’est plutôt désagréable le reste du temps. Je suis un peu perdue ces derniers temps… J’aimerai juste que tout ça s’efface. C’est vraiment nul. »

June fit une moue boudeuse. Elle ne savait pas si elle devait prier pour que Cole lui demande le nom de la personne ou pas. Est-ce qu’elle voulait qu’il soit assez curieux pour lui demander des détails ou est-ce qu’elle voulait qu’il respecte l’anonymat de cette autre personne inconnue ? June, le cœur au bord des lèvres, était incapable de choisir. Serait-elle délivrée en lui avouant ou serait-elle anéantie s’il comprenait de qui elle parlait ?

June ouvrit la bouche, comme si elle s'apprêtait à parler, mais la referma aussitôt. Elle détourna le regard, comme si elle réfléchissait à comment tourner les mots pour qu'il comprenne plus facilement. Fixant obstinément le lointain, June ne parlait pas. Mais Cole savait être patient. Très patient. La sorcière avait toujours eu du mal à s'ouvrir, surtout sur des sujets sensibles. Pour qu'elle ne lui en ai pas parlé avant, c'est que ça devait être un sujet très sensible.

En attendant qu'elle ne se décide à parler, Cole la regardait avec douceur. June était aussi belle qu'un rayon de soleil. Expliquer ce qu'elle lui inspirait était impossible tant tout était confus. Le jeune homme savait très bien qu'il l'aimait bien plus que de raison, mais… L'expliquer, mettre des mots sur tout ça, c'était compliqué. Elle l'apaisait, elle le protégeait, elle illuminait ses journées et hantait ses nuits. Son long soupir de lassitude le tira de sa contemplation :

" Je crois que… Non, j’en suis sûre… J’ai des sortes de… Je ressens des… choses pour quelqu’un. C’est plutôt agréable. La plupart du temps. Mais en fait, c’est plutôt désagréable le reste du temps. Je suis un peu perdue ces derniers temps… J’aimerai juste que tout ça s’efface. C’est vraiment nul."

Le cœur de Cole s'arrêta instantanément. C'était donc pour ça qu'elle s'éloignait de lui. Elle était tombée amoureuse de quelqu'un d'autre. Un douloureux pincement dans la poitrine, Cole sentit sa gorge se nouer. Comme toujours, il resta silencieux et détourna le regard. J'aimerai juste que tout ça s'efface. De manière égoïste, lui aussi l'aurait voulu. Mais quand le cœur avait choisi quelqu'un, ça ne s'effaçait pas d'un claquement de doigt, sorcière ou pas. Cole soupira à son tour.

Il ne souhaitait que le bonheur de June. Seulement il ne connaissait pas la personne dont elle parlait, il était alors compliqué de la conseiller à ce sujet-là.

Je comprends ce que tu ressens.

Tant bien que mal, il essaya de camoufler l'air triste qui s'était gravé dans ses yeux et serra sa main dans la sienne, entrelaçant ses doigts aux siens. C'était un geste intime, et Cole n'était pas certain que le moment soit bien choisi pour ça. Elle aurait sûrement préféré que ce soit la personne qu'elle aimait qui lui tienne la main de cette manière, mais si elle venait à lui avouer ses sentiments et qu'ils s'avéraient réciproques, eh bien… Cole perdrait peut-être pour de bon sa meilleure amie. June s'éloignait de lui, elle était plus distante, moins attentive, moins rieuse. Préoccupée. Alors il profitait de chaque instant qui les unissaient.

Puis lui revint en mémoire sa réaction lorsqu'il avait proposé qu'ils se voient tous les trois avec See. Elle s'était directement crispée. June avait tout de suite aimé See, ça se voyait, elles avaient un lien très fort qui les unissait. Était-il possible que la sorcière soit tombée amoureuse de la dryade ? See ne partagerait sans doute pas ses sentiments, en tout cas Cole le saurait, et même si c'était le cas, par égard pour lui, elle n'en ferait probablement rien. C'était un cercle vicieux qui s'était installé.

Mais rien que d'imaginer June souffrir d'amour seule sans qu'il ne puisse y faire quoique ce soit lui brisait le cœur encore plus que quand il avait compris qu'il ne s'agissait pas de lui. Cole sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine, puis se broyer, puis s'arrêter de battre, puis se remettre à palpiter. Sans lâcher la main de June, qui lui procurait à la fois assez de réconfort pour ne pas pleurer et également une tristesse qu'il n'avait jamais ressenti sauf lorsqu'elle était mourante, Cole reporta son regard sur la sorcière. Elle avait l'air perdue. Néanmoins, il voulait en avoir le cœur net. Il ne savait pas si elle accepterait de lui répondre, mais même si elle refusait de dire le nom de l'élue de son cœur, au moins il aurait tenté. De sa main libre, il demanda d'un signe :

C'est See ?

June se crispa et Cole sut que c'était le moment de lâcher sa main. Il en profita pour justifier sa supposition :

Tu t'es un peu tendue tout à l'heure quand je t'ai proposé de venir demain avec elle et moi, donc...

Le cœur lourd, il comprit que c'était bien cette hypothèse qui était la bonne. Du moins il n'avait pas d'autres idées, puisque June n'était proche de très peu de personne au campement. Plus triste pour elle que pour lui, parce que ça n'était pas réciproque, Cole soupira longuement en fermant les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, June le fixait avec une étrange lueur dans le regard.