Kidaria avait reprit des forces. À chaque réveil, quand Kain dormait encore, elle se plongeait dans la lecture des trois carnets qui trônaient sur sa table de chevet. À force, elle avait fini par même les ranger sous son oreiller. C’était la seule preuve qu’elle avait un jour été vivante, qu’elle avait été autre chose que… ce qu’elle était maintenant. Quelque part, elle admirait la personne qu’elle avait été. Elle aurait aimé pouvoir toujours être cette personne. En attendant, elle avait plutôt l’impression de faire une pâle imitation.

Apollon était revenu quelques fois lui rendre visite. Elle avait pu lui poser des questions sur sa mémoire, mais le dieu avait été assez décevant. Son cerveau aurait subi beaucoup trop d’atrocités et aurait préféré tout oublier définitivement. C’est pas plus mal comme ça, Kidaria… La principale concernée n’était pas spécialement d’accord et avait plutôt eu envie de hurler. Elle aurait préféré mille fois de souvenir de ces atrocités plutôt que vivre comme maintenant, dans l’ombre d’elle-même.

Avec l’accord d’Apollon, Kidaria eut le droit de quitter l’infirmerie. Chiron, le directeur de la Colonie dans laquelle elle se trouvait, lui avait proposé une chambre pour se reposer. Peut-être irait-elle ce soir. Ou peut-être irait-elle affronter le regard de ses légionnaires. Kidaria ne savait pas encore très bien quoi faire, que faire. Alors, en attendant, elle en profita pour sortir et prendre l’air.

Les températures estivales n’étaient pas spécialement clémentes, malgré ce fameux dôme-protecteur qui offrait à la Colonie un micro-climat. Mais, de temps en temps, de délicieux courants d’air venaient lui caresser le visage, rendant le tout plus supportable.

Après avoir tourné en rond plusieurs fois, Kidaria fut inéluctablement attirée par un courant d’eau. Elle décida de le remonter, évitant soigneusement les foules. Elle ne se sentait pas encore prête à croiser des gens qui la connaissaient au passé. Alors, slalomant entre les arbres et les ombres, Kidaria continua sa petite avancée au sein de la Colonie. Au bout d’un moment, caché à l’abris d’épais arbres, Kidaria se retrouva face à un lac. Il y avait, au loin, quelques canoës qui naviguaient, mais aucune âme aux alentours. Kidaria en profita pour s’installer près de l’eau. Elle ferma les yeux quelques instants, profitant de ce calme nouveau. Puis, une envie soudaine lui prit de tremper ses pieds. Après tout, quel danger y’avait-il à mettre ses pieds dans un lac ?

Depuis son retour du labyrinthe, Margot peinait à retrouver le sommeil. Chaque nuit et chaque jour, ses rêves et pensées se tournaient vers sa défunte amie, Caela. Elle se levait donc toujours avant le soleil, fatiguée, et parcourait la Colonie pour se changer les idées. Malheureusement, rien ni personne ne pouvait l’aider. Seule, elle se renfermait sur elle-même, décidant de ne plus se confier à qui que ce soit pour le moment. Ce n’était pas la meilleure solution, mais c’était la seule qui s’offrait à elle. Après tout, Caela n’était plus là pour l’écouter, alors qui le serait ? D’autant plus que c’est elle qui ôta la vie à son amie, sous le regard de certains de ses légionnaires, comment pourrait-elle à nouveau les regarder en face ? Était-il temps pour la centurion de rendre son tablier et de partir ? Dans ces moments d’incertitude, elle aurait aimé que quelqu’un soit là pour la conseiller mais… Pourquoi était-ce si compliqué ?

Fixant le ciel, elle remarqua qu’une étoile continuait de briller tandis que les premiers rayons de soleil apparaissaient. Sur le moment, elle agit sans réfléchir. Elle se posa sur l’herbe fraîche près du lac, ferma les yeux, et fit le vœu de disparaître. Quand elle les rouvrit, elle sentit des larmes chaudes couler sur ses joues. Encore. Continuant de fixer cette étoile qui semblait vouloir lui tenir compagnie, elle se mit à lui parler.

« Te voilà enfin, je t’attendais. »

Reniflant sans cesse, la romaine s’essuya finalement dans les manches de son gilet. A bout. Elle était à bout de tout. Plus aucune force habitait ses membres, plus aucune motivation, plus aucune étincelle de vie. Son monde était maintenant devenu sombre, uniquement éclairé par cet astre dans le ciel. Elle reprit.

« Je suis désolée… Je sais que, je sais que tu ne m’entends pas mais je suis désolée… »

De toutes les missions que la centurion eut à accomplir, celle-ci avait été de toute évidence la plus éprouvante tant physiquement qu’émotionnellement. Margot ne ressentait désormais que peur, regret et solitude.

Elle finit par sortir de son sac son vieux carnet de dessins et l’ouvrit pour contempler ses premières esquisses. Son regard tomba sur une scène représentant un légionnaire à terre, suppliant son adversaire de le laisser en vie. Il s’agissait de Caela s’entraînant contre un autre romain qui n’était visiblement pas de taille ce jour-là. La centurion sourit, enfin. Elle rit même légèrement. Que de bons souvenirs, pensa-t-elle. Elle retourna au début et vit son dessin de la jument et de son poulain. Elle passa ses doigts pour caresser la feuille cartonnée, pensant à sa mère Alaana qui l’attendait à la Nouvelle Rome. Elle souriait toujours. Puis, un peu plus loin, il y avait les marques d’une page déchirée. Margot se rappela alors de ce jour où elle avait pleuré sous un arbre, avec, avec…

La jeune femme leva les yeux. Le soleil était là, l’étoile elle avait disparu. Elle se tourna pour regarder si des sang-mêlés se trouvaient sur les lieux, personne. Elle soupira. Peut-être que c’était elle aussi qui cherchait à éviter les autres. Elle referma son carnet de dessins pour le ranger et se releva. Elle avait décidé à l’instant qu’aujourd’hui elle passerait tout son temps dans l’arène à s’entraîner sans relâche, jusqu’à ce que la fatigue l’emporte totalement.

Sur le point de partir, elle vit quelqu’un s’approcher du lac. Margot n’osait pas aller aussi près, on lui avait déjà dit que les naïades n’aimaient pas recevoir de la visite. Elle hésita. Mais d’un côté elle s’en fichait pas mal s’il arrivait quelque chose à… Non. C’était Kida. Margot la reconnut grâce à sa longue chevelure bouclée. Elle ne pouvait pas laisser son amie comme ça, elle ne pouvait pas lui tourner le dos, pas encore une fois. Elle se précipita alors vers elle et s’écria :

« Ne va pas dans l’eau ! »

Ne va pas dans l’eau ! Kidaria se retourna vivement, plus surprise que réellement inquiète, le pied toujours en suspend au-dessus de l’eau. Elle regarda vivement autour d’elle afin de trouver la source de cette voix quand ses yeux se posèrent enfin dessus. Margot. Des sensations et sentiments aussi variés les uns que les autres submergèrent complètement Kidaria. Il y avait les souvenirs de sa tête, aussi lointain que doux, qui lui hurlèrent de prendre Margot dans les bras. Il y a les mots dans son carnet, écrit par une personne qu’elle n’était plus, qui lui murmurait qu’il fallait toujours écouter Margot. Mais il y avait aussi toutes ses pensées qui tournaient en boucle dans sa tête, celles qui lui répétaient qu’elle n’était plus digne de Margot, que Margot avait dû l’oublier, qu’elle n’était plus la personne qu’elle connaissait.

Kidaria se détourna du lac pour ne se concentrer que sur Margot. Un courant d’air glissa entre elles, appuyant encore plus ce silence pesant qu’il y avait dans l’air. Kidaria ne savait pas quoi faire, comment agir. Devait-elle remercier Margot puis passer à autre chose ? Devait-elle la prendre dans ses bras ? Devait-elle entamer une conversation comme s’il ne lui manquait pas la moitié de sa vie ? Kidaria pouvait sentir le grondement sourd de la frustration qui commençait à rugir dans son ventre. Elle ne savait pas quoi faire ! Elle ne savait pas quoi dire ! Avec Kain, tout était facile. Ils ne se connaissaient pas avant. Mais Margot la connaissait. Et Kidaria était certaine que peu importait ce qu’elle ferait, elle serait une déception de plus dans la vie de son amie.

Sans s’en rendre compte, Kidaria fit un pas de plus vers Margot. Puis un autre. Son amie restait immobile, attendant sûrement un quelconque signe de la part de Kidaria. Puis, comme si son corps n’était plus dicté par sa tête, Kidaria leva la main pour effleurer la joue de Margot. Une chaleur aussi douloureuse qu’agréable enveloppa le corps de Kidaria qui se sentait soudainement écrasée par le poids du monde. Tout cette colère qu’elle nourrissait depuis des jours changea soudainement de camp. Kidaria n’avait plus envie de hurler. Kidaria avait juste envie de pleurer.

« Je me souviens de rien. »

Kidaria avait lâché ça dans un souffle alors que les larmes commencèrent à lui piquer les yeux. Toute cette rancœur qui bouillonnait en elle se transforma en un torrent de douleur qui la noyait en son lit. Pourquoi est-ce qu’elle ne se souvenait de rien ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Margot se souvenait encore de cet instant dans le labyrinthe où elle et Elliot retrouvèrent Kida, enfermée dans une cellule, plongée dans le noir complet, seule. Elle avait alors senti son cœur battre à pleine vitesse, voulant emprisonner son amie à jamais dans ses bras, mais elle s’était retenue, abasourdie par son comportement étrange. Vous êtes qui ? Cette question résonna dans l’esprit de Margot, se demandant alors s’ils étaient tombés sur la bonne Kida ou si tout ça n’était qu’un énième piège. Jusqu’à la fin, elle ne se souciait pas plus que ça de l’état de son amie, tout ce qu’elle voulait c’était simplement sortir de ce cauchemar avec elle.

Enfin sortis du dédale infernal, Margot se sépara de ses compagnons pour combattre l’ennemi. Elle avait donc lâchement abandonné Elliot, un sang-mêlé grec qui l’avait bien aidé juste avant, ainsi que sa meilleure amie qu’elle venait de retrouver. Après avoir tué Caela, la centurion entra en contact avec le sang de son ancien bras droit, ce qui provoqua dans son corps – déjà bien affaibli – une réaction la rendant ainsi inconsciente. Dès son réveil à la Colonie, selon un légionnaire qui venait lui rendre visite, ses premiers mots furent « désolée » avec des larmes coulant à flot sur ses joues. Elle était désolée de ne pas avoir trouvé une solution plus simple pour Caela, désolée d’avoir laissé Elliot se battre seul, désolée de ne pas avoir pu sauver davantage Kida. Désolée pour avoir été aussi impuissante face à la situation.

Pleine de remords, elle s’isola chaque jour, refusant d’entrer en contact avec qui que ce soit, pas même Kida. Mais aujourd’hui, aujourd’hui semblait bien différent. Kida était là, devant elle, et elle avait besoin d’aide. Je me souviens de rien. Margot sentit la main de son amie effleurer sa joue ainsi que sa voix craquer sur la fin. Toutes les deux avaient sans doute envie de pleurer, de se serrer dans les bras et beaucoup de choses à se dire. Alors, comme l’une ne faisait rien, l’autre fit le premier pas.

« J’ai l’impression que ça fait une éternité. »

Margot ne pouvait plus retenir ses larmes. Elle se sentait encore plus mal maintenant, en réalisant qu’elle avait négligé Kida depuis la fin de la mission, ou même depuis son début. Elle prit délicatement le visage de son amie entre ses mains et lui sourit malgré ses pleurs incessants. Margot n’était plus seule, même si elle le désirait encore, elle voulait rester là, elle voulait que le temps se fige et que Kida soit là, avec elle.

« On avait dit pour toujours n’est-ce pas ? »

Un court silence s’installa entre les deux jeunes filles, seulement brisé par les reniflements de Kidaria qui tentait vainement de retenir toute ses larmes qui inondaient son visage. J’ai l’impression que ça fait une éternité. Kidaria afficha un faible sourire face à cette remarque. Elle avait plutôt l’impression que ça faisait partie d’une autre vie, mais elle se garda bien de partager cette pensée avec Margot. Tout était à la fois si confus et rassurant. Kidaria ne savait pas si elle avait envie de rire ou de pleurer.

Des larmes commencèrent à couler le long du visage de Margot et Kidaria se retrouvait avec un million de questions lui brûlaint la langue. Pourquoi Margot pleurait-elle ? Qu’avait-elle vécu jusque-là ? Kidaria avait envie d’entendre Margot, de l’écouter, et de ne rien faire d’autre. Délicatement, comme répondant à cet appel silencieux, Margot prit délicatement le visage de Kidaria entre ses mains. Une chaleur diffuse se répandit dans son corps, répondant à ce contact si doux de son amie.

On avait dit pour toujours, n’est-ce pas ? Ses mots résonnèrent dans l’esprit de Kidaria comme un souvenir fugace mais réel. Alors, elle prit Margot dans ses bras. Pour la première fois depuis des semaines, Kidaria se sentait presque de nouveau elle-même, comme si rien n’avait changé. Elle avait l’impression d’être rentrée d’un long voyage et d’enfin se sentir à la maison. Margot était sa maison. Margot était son point de repère dans ce monde dénudé de sens. Il n’y avait que Margot.

Resserrant son étreinte, pressant le corps de Margot toujours plus proche de sien, Kidaria fut secouée de sanglots interminables. Elle pleurait tellement, se retenant à peine de hurler sa peine, mais ça lui faisait plus de bien que mal. Il y avait Margot. Rien d’autre n’avait d’importance. Puis, lentement, Kidaria se calma. Les larmes cessèrent de couler. Les battements de son cœur s’apaisèrent. Kidaria enfouit sa tête dans le cou de Margot comme pour se cacher du reste du monde, comme si ce simple geste effaçait le reste pour ne laisser que Margot. Margot.

Finalement, l’instant figé dans le temps dû prendre fin. Kidaria se décolla de Margot pour plonger son regard dans le sien. Elle avait tant de choses à dire ! Tant de choses qu’elle voulait faire ! Ses yeux glissèrent sur le côté, où elle pouvait apercevoir un bout du lac. Kidaria pencha légèrement la tête sur le côté. Le temps avait définitivement repris son cours.

« Pourquoi il ne faut pas aller dans l’eau ? »

Il y avait bien d’autres mots qui tourbillonnaient dans l’esprit de Kidaria, mais elle avait toute une vie pour les prononcer, pour les embraser. Alors que cette question, elle pouvait être répondue maintenant sans aucun problème.

Margot avait beaucoup pleuré mais elle était tellement heureuse de retrouver Kida, surtout après avoir passé tout ce temps seule à ruminer près du lac. Les joues trempées de larmes, elle ne pouvait cependant pas s’empêcher de sourire en la regardant, elle redécouvrait le visage de son amie qui avait disparu quelques mois auparavant et qui était toujours le même. Ce grand sourire, ces yeux pétillants, ce visage qu’elle avait déjà connu il y a huit ans. Margot aurait aimé revenir à cette période, là où tout était si simple, sans aucune responsabilité, sans aucun remord. Le bon vieux temps.

Kida ne se souvenait plus de rien. Cela inquiétait fortement la jeune centurion qui se demanda alors si son amie pourrait de nouveau exercer ses fonctions au Camp. Pourquoi il ne faut pas aller dans l’eau ? Même ça elle ne savait plus… Margot grimaça un sourire.

« Les naïades qui vivent dans le lac ne sont pas très accueillantes. Il vaut mieux éviter de pénétrer leur territoire. »

Elle marqua une pause pour observer son amie qui semblait un peu déçue de ne pas pouvoir tremper ses pieds dans l’eau. Kida avait oublié beaucoup de choses, mais elle restait la même aux yeux de Margot. Cette dernière prit la main de son amie et la serra. Elle se rappela du moment où il fallut vite sortir de la cellule, là aussi elle lui avait saisi la main dans l’espoir d’éveiller en elle quelques souvenirs.

« Tu sais qui je suis n’est-ce pas ? »

C’était peut-être là une question idiote, mais essentielle pour la jeune femme. Après tout, Apollon était en charge des disparus, il lui avait peut-être parlé d’elle à un moment donné, pour tester la mémoire de Kida. Margot fixa son amie dans les yeux avec un air légèrement suspicieux, elle attendait une réponse, prête à tout entendre.

Kidaria remarqua le visage de Margot qui oscillait entre une grimace et un sourire. Les naïades qui vivent dans le lac ne sont pas très accueillantes. Il vaut mieux éviter de pénétrer leur territoire. Kidaria fronça les sourcils à cette nouvelle, visiblement déçue de l’apprendre mais aussi un peu sceptique. Pourquoi mettre des naïades dans un lieu avec tant d’enfant ? C’était à la limite du ridicule tant ça pouvait être dangereux. Kidaria secoua discrètement la tête. Tant pis ! Elle ne se baignerait pas. Elle attendrait de rentrer. … De rentrer ?

Kidaria sentit sa main rencontrer celle de Margot. Elle oublia le lac et tout ce qui en découlait pour se concentrer uniquement sur son amie qui exerçait une pression agréable sur ses doigts. Un sourire se dessina sur les lèvres de Kidaria. Tu sais qui je suis, n’est-ce pas ? Kida fronça les sourcils quelques secondes, effaçant son sourire naissant. Elle s’approcha un peu plus de Margot, effleurant sa joue de sa main libre.

« Je t’oublierai jamais, Margot. »

Un sourire timide mais sincère s’étira sur les lèvres de Kidaria. Les moments avec Margot étaient souvent flous, éloignés. Kidaria ne se souvenait pas de tous, comme s’ils avaient été mal effacés sur une ardoise. Cela n’empêchait pas son corps de se souvenir. Kidaria continuait de ressentir de l’apaisement, de la joie, une agréable chaleur, de l’amour pur quand elle voyait Margot, quand elle pensait à Margot, quand elle touchait Margot.

Kidaria recula légèrement et détourna le regard pour le perdre dans les arbres autour. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais elle ne trouvait pas ses mots. Un court silence s’installa entre les deux jeunes filles jusqu’à que Kidaria trouve ses mots.

« Je… J’ai des souvenirs. Certains. Mais j’ai l’impression de voir la vie de quelqu’un d’autre. Ça me semble pas réel. J’ai lu des choses que j’ai écrites dans un carnet… beaucoup de carnet. J’aimais… j’aime beaucoup écrire visiblement. Mais c’est comme lire les mots de quelqu’un d’autre. Certaines choses font du sens… la Nouvelle-Rome, ma mère, toi… Mais le reste… C’est comme… C’est loin. Ce n’est pas moi. »

Kidaria marqua un temps d’arrêt, plissant légèrement les yeux. Elle pouvait sentir sa poitrine se contracter en réponse à ce qu’elle allait formuler pour la première fois à voix haute. Elle se mordit la lèvre puis glissa son regard dans celui de Margot.

« Je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas ce qui est moi. Je sais juste que je suis pas… elle, celle qui a écrit tout ça, celle qui a vécu tout ça. »

Je t’oublierai jamais, Margot. Elle lui tenait encore la main et pour rien au monde elle ne la lâcherait. Si des monstres surgissaient de nulle part, elle ne la lâcherait pas. Si la foudre leur tombait dessus, elle ne la lâcherait pas. Et si sa mère, Alaana, était dans les parages, elle ne la lâcherait pas non plus. Quitte à disparaître ou à se faire renier, plus rien d’autre n’avait de l’importance. Le soleil s’était maintenant levé, Margot pouvait enfin observer les rayons lumineux transpercer les nuages ainsi que leurs reflets sur l’étendue d’eau. Le vent soufflait légèrement, le temps s’annonçait clément, était-ce grâce à leurs retrouvailles ? Elle sourit.

Un bref silence s’installa, Kida ouvrit la bouche mais aucun son en sortit, elle cherchait ses mots sans doute et Margot la regardait. En fait non, elle l’étudiait. Ses réactions, ses gestes, ses expressions. Tout semblait exactement comme avant et dans les moindres détails. Alors pourquoi n’arrivait-elle pas à regarder ailleurs qu’en direction de son amie ? Quelle était cette chose dans son cœur qui la brûlait de l’intérieur et la rendait à la fois si heureuse ? Elle n’en savait rien. Mais quelque part, elle pensait pouvoir trouver des réponses en admirant les traits de Kida, encore.

« Prend ton temps, ne panique pas. » avait-elle dit avec bienveillance.

Le vent, comme indifférent à ce mélange de sentiments, continuait de souffler. Les feuilles au sol volaient dans son sens et l’herbe suivait également son mouvement. Il faisait un peu froid maintenant, et Margot ne portait sur ses épaules que son t-shirt violet, puis dans son sac il n’y avait qu’une trousse remplie de feutres ainsi que son carnet. Tant pis. Elle soupira légèrement puis se retourna vers Kida qui s’apprêtait à parler.

Je… J’ai des souvenirs. Certains. Mais j’ai l’impression de voir la vie de quelqu’un d’autre. Ça me semble pas réel. J’ai lu des choses que j’ai écrites dans un carnet… beaucoup de carnet. J’aimais… j’aime beaucoup écrire visiblement. Mais c’est comme lire les mots de quelqu’un d’autre. Certaines choses font du sens… la Nouvelle-Rome, ma mère, toi… Mais le reste… C’est comme… C’est loin. Ce n’est pas moi. Kida marqua une pause, pause durant laquelle Margot voulut la serrer dans ses bras pour la rassurer. Elle n’aimait pas voir son amie dans cet état et encore une fois, elle se sentait impuissante face à la situation.

Je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas ce qui est moi. Je sais juste que je suis pas… Elle, celle qui a écrit tout ça, celle qui a vécu tout ça. Le cœur de Margot se resserra. C’était donc ça, ce que l’on ressentait lorsqu’on perdait un bout de soi. Elle ne pouvait pas se mettre à la place de Kida, mais elle pouvait lire la tristesse qui se peignait sur son visage ainsi que ses yeux perdus dans les siens. Margot ne pouvait rien faire de plus pour elle, elle ne pouvait pas lui redonner ses souvenirs, elle ne pouvait pas la convaincre de qui elle était réellement, mais elle pouvait la prendre dans ses bras, tendrement.

« Toutes ces choses que tu as pu vivre avant, tu peux choisir de les oublier mais tu ne peux ignorer qu’elles ont bel et bien existé, comme les personnes que tu as cotoyé. Ce qui compte maintenant, ce n’est pas qui tu étais dans le passé, mais qui tu deviendras dans le futur et qui tu décides d’être dans le présent. Et moi, je serai toujours là pour toi, pour t’accompagner, te guider, te protéger et t’aimer. »

Margot garda le silence quelques instants. Kidaria avait l’impression que le temps tournait au ralenti. Est-ce que son amie allait lui en vouloir ? Est-ce qu’elle prendre peur et reculer ? Est-ce qu’elle allait essayer de ranimer la Kidaria de ses souvenirs ? Jamais – du moins depuis son réveil – son estomac ne s’était tordu à ce point. Était-ce de l’angoisse ? Du stress ? De la peur ? Kidaria n’avait pas de mot à mettre sur cette émotion. Elle n’avait que la douleur qui prenait lentement place dans son corps. Et c’était déjà bien suffisant.

Toutes ces choses que tu as pu vivre avant, tu peux choisir de les oublier mais tu ne peux ignorer qu’elles ont bel et bien existé, comme les personnes que tu as côtoyées. Kidaria se mordit la langue, consciente que Margot disait des choses vraies. Même avec tous les efforts du monde, elle ne pourrait jamais faire cesser d’exister celle qu’elle était avant. L’ancienne Kidaria gambadait librement dans l’esprit de toutes les personnes qu’elle avait connu et elle ne pourrait jamais cesser de croiser ce reflet dans leurs yeux.

Ce qui compte maintenant, ce n’est pas qui tu étais dans le passé, mais qui tu deviendras dans le futur et qui tu décides d’être dans le présent. Le cœur de Kidaria s’emballa plus que raison. Une vague de chaleur, de bonheur, s’empara du corps de la jeune fille qui dû se faire violence pour ne pas sauter sur Margot là, tout de suite. Elle l’acceptait ! Il n’y avait pas meilleur sentiment au monde. Et moi, je serai toujours là pour toi, pour t’accompagner, te guider, te protéger et t’aimer. Et puis finalement si, il y avait ce sentiment qui enveloppa l’entièreté de Kidaria.

Kidaria attira Margot vers elle et la serra si fort dans ses bras qu’elle avait presque peur de lui faire mal. Mais elle ne cessa pas pour autant. Si elle n’avait pas tant pleuré avant, alors ses joues auraient été inondées de larmes de joie.

« Merci, merci, merci, merci. »

Kidaria murmurait ça comme une incantation. Pour la première fois depuis son réveil, elle avait l’impression d’être quelqu’un à part entière, d’exister pour de vrai, de ne pas être l’ombre d’elle-même. Margot l’acceptait alors Kidaria était prête à s’accepter aussi. Relâchant légèrement son étreinte, mais maintenant cette proximité entre elles, Kidaria afficha le sourire le plus grand possible.

« Pour ce que ça vaut, tu es encore mieux que dans mes souvenirs. »

Avait-elle toujours éprouvé cette drôle de sensation dans son ventre quand elle parlait avec Margot ou était-ce quelque chose de nouveau, propre à cette nouvelle existence qu’elle menait depuis peu ? Kidaria n’aurait su le dire, mais elle accepta ce sentiment avec délectation.

Jamais Margot ne pourrait tourner le dos à ses amis et encore moins à Kida, sa première et meilleure rencontre à la Nouvelle Rome. Elles se connaissaient depuis… Leur naissance ? Tout ça à cause, ou plutôt grâce à la rivalité entre leurs mères. Toutes les deux avaient passé énormément de temps ensemble à s’entraîner, au sénat, à déjeuner, ou encore au lac. Kida était et avait toujours été l’unique trésor de Margot, la dernière personne avec qui la jeune femme pouvait être elle-même. Avant, il y avait aussi Caela, son bras droit, avec qui elle entretenait une relation différente mais tout de même très forte. Et maintenant qu’elle n’était plus de ce monde, Margot n’avait pas à se sentir seule, loin de là, car il lui restait toujours Kida.

De sages paroles étaient sorties de sa bouche et Kida s’empressa de la prendre dans ses bras, murmurant à l’infini « merci » comme si une fois n’était pas suffisant. Margot sourit jusqu’à en avoir mal aux joues et serra son amie encore plus fort. Pour ce que ça vaut, tu es encore mieux que dans mes souvenirs. La centurion éclata de rire, c’était si bon de retrouver cette joie de vivre, elle qui broyait constamment du noir depuis les récents événements. A quoi bon vivre avec des remords ? Le monde tournait encore, ce n’était pas le moment pour l’arrêter. Elle se pencha davantage vers Kida pour lui souffler quelque chose à l’oreille.

« T’essaies de me draguer maintenant ? »

Un sourire amusé, Kida ne répondit pas et se mordit la lèvre inférieure. Toutes sortes d’émotions remplissaient le cœur de Margot passant de la mélancolie à l’euphorie. Margot avait elle aussi envie d’oublier son passé et hâte de rebâtir son présent et son futur avec Kida. Désormais elle sentait que plus rien ni personne ne pouvait l’arrêter. Alors, en plongeant ses yeux dans ceux de celle qui lui était la plus chère, elle croisa également ses doigts avec les siens.

« Et si on retournait ensemble, au Camp ? Je te promets de rester à tes côtés aussi longtemps qu’il le faudra, et de te présenter la Nouvelle Rome comme si c’était ta première fois. On mangera une glace quand il fera chaud tout en écoutant ces musiciens qui viennent jouer sur la grande place. »

Les yeux de Kida pétillaient, elle approuva l’idée mille fois et sautilla d’excitation avec Margot. Un demi-dieu passa à côté d’elles, les bras chargés d’outil pour travailler la terre, un apprenti jardinier sans doute. Les filles reprirent donc leur sérieux pendant un moment, elles savaient que certains sang-mêlés grecs pensaient que les légionnaires étaient tous des coincés, visiblement ils avaient tort. Quand le jeune garçon s’éloigna, elles rirent aux éclats de nouveau, trouvant la situation gênante mais assez drôle. Impatientes de rentrer chez elles et de reprendre une vie normale, elles se dirigèrent vers la Grande Maison, main dans la main.

Sur le chemin, Margot posa son regard sur le ciel. Merci.